top of page

Les mots qui réveillent

 

Sophie Dencausse, Enseignante, Psychanalyste

 

​

L’école en tant qu’elle relève de l’éducatif tend à vouloir maîtriser les savoirs et les modalités de leur transmission mais aussi de leur apprentissage. C’est d’ailleurs sa fonction que d’assurer aux enfants scolarisés la possibilité d’acquérir des savoirs, de se former pour devenir les citoyens de demain et l’institution, les enseignants n’ont jamais cessé de s’interroger sur la pédagogie et sur la didactique. L’évolution de l’enseignement témoigne de la volonté de mettre l’enfant au cœur des apprentissages, de faire de lui l’acteur de ses apprentissages. Aujourd’hui pourtant, malgré cette volonté réaffirmée, le nombre d’enfants et d’adolescents qui  sont en difficulté à l’école va croissant. L’école met en place des dispositifs qui permettraient d’adapter l’enseignement à ces élèves qu’elle appelle aujourd’hui des Elèves à Besoins Educatifs Particuliers. Ces dispositifs sont des protocoles préétablis et pour chaque enfant concerné l’équipe éducative se voit dans l’obligation de cocher des cases qui indiqueront comment travailler avec ces enfants. Nous prenons ainsi le risque de voir les enseignants se plier au discours médical sans plus interroger ce qui se joue dans la situation d’enseignement et notamment de laisser perdre toutes les possibilités liées au transfert et à la parole. Le terme même de « besoin éducatif » fait l’impasse sur la question du désir, c’est-à-dire précisément sur ce qui permet aux enfants d’investir l’école et ses apprentissages. Répondre au prétendu « besoin », dans bien des cas, aboutit à l’évitement de la castration par des enfants qui n’ont plus à se confronter aux exigences du symbolique.
 

 L’école est soucieuse  de prendre en compte ces enfants et leurs difficultés dont la nouveauté me semble surtout frappante par le nombre : enfants dyslexiques, dysorthographiques, dysphasiques, hyperactifs, précoces, sans parler des dites phobies scolaires et des problèmes, très réels, de harcèlement. Or malgré la tendance actuelle à  particulariser l’enseignement, à développer les protocoles, le nombre d’enfants en difficulté semble augmenter. Cette année je suis professeur principal dans une classe de sixième et sur les 19 enfants qui composent cette classe, 5 enfants « bénéficient » d’un  programme personnel de réussite éducative (PPRE) 2 élèves bénéficient d’un plan d’accompagnement personnalisé (PAP) avec une assistante de vie scolaire, (AVS)  1 élève est en attente d’une place en IME[1]. Dès lors comment analyser la situation d’une classe dans laquelle près de la moitié des enfants ne pourraient pas suivre l’enseignement commun ? Cette manière de particulariser l’enseignement produit des effets de ségrégation, l’individualisation coupe l’enfant de la dimension collective. De quoi ces enfants sont-ils le symptôme ? Ils révèlent par leurs difficultés mêmes les effets des discours auxquels ils sont confrontés ; ils indiquent en quoi la société se déshumanise, c’est-à-dire le risque qu’elle encourt à ne plus faire l’hypothèse du sujet, à renoncer à l’assujettissement aux lois de la parole.  Un aspect de ces protocoles cependant me semble essentiel : il a le mérite d’attirer l’attention sur des enfants qui seraient autrement délaissés ou traités de cancres comme on disait autrefois.

 

Il y a quelques années un de mes élèves en classe de troisième m’est apparu en très grande difficulté : il était très inhibé, parlait très peu et dès lors qu’il lui fallait écrire, il renonçait à travailler. Lorsque j’ai demandé à mes collègues s’ils le connaissaient, s’ils avaient travaillé avec lui dans le passé, une de mes collègues m’a répondu : « Ah oui, il est comme ça depuis la sixième, c’est parce qu’il est dyslexique».  Cette nomination semblait suffire et l’adolescent avait, semble-t-il, traversé ses années de collège sans que l’institution parvienne à travailler autrement avec lui, les parents ne s’étaient apparemment pas manifestés et je n’ai pas pu en savoir beaucoup plus sur son parcours. C’est de la rencontre avec cet adolescent que m’est venue l’idée de tenter quelque chose pour travailler avec ces enfants et ces adolescents en difficulté à l’école et dans leurs apprentissages et notamment avec la lecture et l’écriture.  

 

J’ai mis en place, avec l’accord de mon chef d’établissement, un atelier de lecture et d’écriture, une heure par semaine, en dehors des heures de cours. Les adolescents qui s’éprouvaient en difficulté pouvaient y participer à condition d’en faire la demande. Ni les enseignants ni les parents ne devaient imposer la participation à un atelier. Il ne devait pas y avoir d’évaluation des adolescents. Les groupes étaient composés de cinq à six participants, éventuellement sept mais pas davantage pour ne pas reproduire les difficultés que nous pouvons rencontrer lorsque les enfants sont tous ensemble dans le grand groupe de la classe. Pour travailler la lecture j’avais envisagé la création d’un audio-livre et pour l’écriture, nous nous apprêtions à écrire un roman épistolaire ce qui avait l’avantage de permettre à chacun de participer en fonction de là où il en était dans son rapport à l’écriture.  Afin de faciliter l’entrée dans la lecture et l’écriture, j’ai commencé en leur lisant des contes, des livres ou des passages de livres afin de constituer quelque chose comme une culture commune. Très vite j’ai été débordée par le nombre de demandes, il a fallu dédoubler le premier groupe puis en créer un troisième. J’ai été très surprise de constater que certains se disaient en difficulté alors que, lorsqu’ils étaient en classe, les choses ne me semblaient pas aller si mal. 

 

Dans l’atelier cependant rien ne s’est déroulé comme je l’avais prévu. Les enfants étaient ravis d’être là, ils échangeaient joyeusement et alors que je tentai de les ramener à la petite activité prévue, bien ficelée à partir de ma position d’enseignante, l’une des participantes me dit : « Mais madame, nous on veut parler ! ». Mon oreille déformée par la psychanalyse a entendu cette demande. Cette adolescente était venue en premier lieu parce qu’elle était dyslexique mais au-delà de cette demande elle s’est saisie de l’atelier comme d’un temps et d’un lieu autorisant ses élaborations subjectives. Elle m’a fait entendre la nécessité de prendre les choses ainsi, « par le bout du signifiant » plutôt que d’aborder le symptôme pour tenter de le réduire. En passer par la parole permettait de faire le pari que ces adolescents, de leurs souffrances, de leurs questions, ils pouvaient en dire quelque chose. 

 

Nous avons appelé ces ateliers « Les Mots qui Réveillent ». C’est le titre d’un chapitre d’un livre de Jean-Claude Mourlevat, La Rivière à l’envers que nous avions commencé à lire ensemble. Dans ce chapitre, le jeune Tomek entreprend un voyage initiatique en quête de l’eau de la rivière Qjar qui a le pouvoir de rendre immortel. Lors d’un des épisodes, Tomek arrive dans un champ de fleurs dont il ne faut surtout pas respirer le parfum. Les effluves sont si concentrés que quiconque les respire tombe dans un sommeil profond dont on ne sait pas s’il pourra sortir un jour. Malheureusement Tomek respire le parfum des fleurs et s’endort. Ce sont des villageois, dont le travail est justement de chercher de nouveaux arômes et qui récoltent les fleurs pour en faire du parfum, qui le retrouvent. Pour le sortir de son sommeil, ils se relaient à son chevet et lui lisent des livres dans l’espoir de trouver les mots qui pourront le réveiller. C’est que pour tous ceux qui tombent ainsi dans le sommeil il y a des mots mais on ne sait pas lesquels, chacun a ses propres mots qui réveillent. On les trouvera peut-être, en lisant ou en parlant.

 

C’est ainsi que les ateliers d’écriture et de lecture sont devenus les ateliers « Les Mots qui Réveillent », c’est-à-dire des groupes de parole. Il m’a semblé essentiel qu’il puisse exister au sein de leur école, au cœur de l’institution scolaire, un lieu qui puisse accueillir la parole de ces enfants et de ces adolescents, non pas pour la maîtriser ou l’instrumentaliser mais parce qu’aujourd’hui ils sont nombreux à n’avoir aucun lieu de parole, personne à qui adresser leur parole.  L’existence de ce type d’atelier est une expérience inédite à l’école et elle correspond  à un changement de discours, ce qui ne va pas sans poser tout un tas de questions. Néanmoins, s’il y a bien eu quelques résistances, elle n’est pas venue des enseignants.  L’année suivante, j’ai fondé l’association Par Les Dires avec Bénédicte Quaglia et Elisabeth Kalbfleisch afin d’obtenir des subventions et de tenter de développer les ateliers, non seulement au sein du collège où j’exerce mais aussi dans d’autres écoles avec des intervenants qui sont psychologues ou psychanalystes.

 

Les partenaires financiers ont demandé une évaluation de l’action et ils voulaient que ce soient les enfants et les adolescents qui l’évaluent. J’ai eu l’idée de proposer de les enregistrer, non pas pendant un groupe de parole puisque ce qui s’y dit est confidentiel, mais afin qu’ils puissent témoigner, s’ils le souhaitaient, de ce qu’avaient été pour eux « Les Mots qui réveillent ». Ces enregistrements se sont révélés très intéressants parce que les enfants y font entendre très simplement, pour un public de non-analystes, ce que sont les effets de la parole, ce qui était en jeu pour eux dans le rapport à l’autre, ce qui a pu pour certains, s’inscrire psychiquement. Ils évoquent le transfert, les enjeux psychiques du langage et de la parole  et ses effets sur le lien social. Ce sont trois de ces enregistrements que je souhaiterais vous faire écouter afin que nous puissions échanger à partir de ce que ces adolescents nous donnent à entendre. J’ai intitulé les deux premiers enregistrements « Confiance » dont le dictionnaire nous dit que c’est un « sentiment de sécurité, d’harmonie » parce que la parole à l’atelier est venue constituer pour ces enfants un abri dans le symbolique. Le troisième enregistrement, « inscription de la règle », rend compte du trajet accompli par ces deux jeunes filles au cours des trois ans au sein de l’atelier. Si nous manquons de temps, je vous lirai certains passages des transcriptions. 

 

 

 

​

[1] Pour elle, qui semble être passée à travers les mailles du filet, elle serait simplement laissée à l’abandon par l’institution si nous ne parvenions pas à bricoler des inventions de toutes sortes avec les collègues. Elle est venue me dire en début de semaine dernière qu’elle voulait devenir comme moi,  un maître d’école.

bottom of page