top of page

Le voyage c'est d'aller de soi à soi en passant par les autres

Proverbe touareg

 

Anne Line Fournier,

Infirmière psychiatrique au Centre Artaud à Reims 

 

 

« Il est chouette ton travail, il n’y aurait pas une place pour moi ? ». C’est un ami qui m’a dit ces paroles il y a plusieurs années, après que je lui aie relaté quelques moments de partages joyeux, et surtout humains, dans les lieux où je travaille.

Le plus souvent, lorsque j’évoque le métier que je fais, Infirmière en psychiatrie, on me dit : « Oh la la, ce n’est pas trop dur ? ». Qu’est-ce qui est dur, d’être humain ? 

C’est vrai qu’après 27 ans passés en psychiatrie, il y a eu du changement et pas dans le bon sens : suppressions de lits d’hospitalisation, lois sécuritaires, informatisation des services ; Contexte ! Mot barbare qui m’a longtemps effrayée et angoissée. Lorsqu’il a fallu saisir dans l’ordinateur nos actes, j’étais terrifiée par cette machine que je ne maitrisais pas du tout. Les différentes formations n’ont pas été simples pour moi, je dirais même périlleuses mais le soutien important de mes collègues m’a aidé à passer ce cap. Puis un changement de logiciel oblige à une nouvelle formation. Je me retrouve seule avec d’autres soignants d’autres services. Très rapidement je me rends compte qu’ils sont très à l’aise avec cet outil et qu’ils en demandent encore plus. Moi toujours en difficulté, je suis vite dépassée et me sens partir à la dérive, je perds pied. Qu’est-ce que je fous là ? Je pense aux patients avec qui je devrais être, ils me manquent. Tout me devient étranger, même les autres soignants pour lesquels je me demande si finalement ce n’est pas plus simple d’être devant l’ordi plutôt qu’avec les patients ? 

J’abandonne, je capitule, les larmes montent, j’ai honte. La formatrice se rend compte de mon désarroi et après un bref échange, m’autorise à partir et me propose une formation individuelle qui se révélera plus adaptée. 

Aujourd’hui, avec du recul, la honte passée, je ressens une certaine fierté d’avoir résisté même si l’obligation de rentrer les actes a entravé quelque peu notre travail, notre investissement auprès des patients est resté intact. 

Les contentions font aussi partie des choses pour lesquelles nous et moi résistons dans notre service. Je suis révoltée de savoir qu’elles sont utilisées régulièrement comme du soin, comme contenant ou simplement par manque de personnel. Ce qui me semble primordial dans notre travail, c’est la présence, une vraie présence est contenante et elle seule peut apaiser un patient agité et en grande souffrance. 

 

Avec une collègue, nous sommes amenées à nous déplacer pour un SDRE concernant une patiente psychotique suivie depuis de longues années au centre Artaud. Elle présente une incurie, perturbe l’ordre public et se met en danger en agressant les passants. Les pompiers interviennent car elle ne nous ouvre pas. Elle est alitée sous sa couverture. Lorsque que nous essayons, à plusieurs reprises de la lever, elle s’accroche ; ses ongles comme des griffes enfonçaient dans la couverture. A tour de rôle, nous essayons de la convaincre de nous suivre, mais rien n’y fait, sa couverture la protège, c’est une peau qui fait corps avec elle. Au bout d’une heure de négociations, en vain, je prends la décision au risque de me faire griffer, de me positionner au-dessus d’elle, de lui donner un contenant une limite, qui pourrait la rassurer. J’ai mon visage tout près du sien. Mes mains s’accrochent aux siennes, elle ne tient plus la couverture. Tranquillement, elle se lève, la couverture n’est plus la seule protection. Nous sommes l’une près de l’autre, ses mains tenant toujours les miennes. On monte dans le camion de pompier et elle sera hospitalisée sans encombre. 

 

Un autre patient, alcoolique pour qui nous intervenons également pour un SDRE avec un autre collègue. Il se met en danger par une prise massive de vodka. Il est soupçonné de frapper son amie de galère avec qui il partage des beuveries régulières. Les négociations sont serrées, les mots ne suffisent pas et ses gestes sont de plus en plus inquiétants vis-à-vis de mon collègue, son référent par ailleurs. Nous ne voulons pas que les gendarmes à qui nous avons demandé de rester en bas, interviennent. Je remarque à l’odeur que le café qu’il boit est en fait mélangé à de la vodka. Nous lui disons que ce n’est pas possible et qu’il faut qu’il pose sa tasse. Il n’en fait rien. J’approche ma main de la tasse et la tient avec lui, je ne lâche pas et tient fermement la tasse que lui et moi parvenons à poser après un certain temps. Nous arrivons à l’emmener aux urgences, il restera très calme. Nous sommes relayés par 2 collègues de notre service d’hospitalisation. A ma grande surprise, l’un d’eux tient une grande mallette grise. J’apprends que cette mallette contient les contentions !!!! C’est le règlement, on devrait se déplacer avec ça maintenant !  

Nous interceptons rapidement le collègue. Pas besoin ! Le patient est calme, les contentions resteront dans leur mallette. 

Ce ne sont pas des actes héroïques ou de bravoures que je vous expose mais simplement de la bienveillance et de l’attention vis-à-vis de patients en grande souffrance. Comme le dit Pierre Delion, « le patient nous tend la main pour dire quelque chose, il faut avoir des solutions pour répondre » Malheureusement, on attache plutôt que de comprendre. 

 

C’est ce travail que nous pratiquons au quotidien au centre Artaud à Reims et au centre Camille Claudel à Fismes, à la campagne. Le film « Nous les intranquilles » tourné au centre Artaud relate bien cette présence humaine que nous essayons au maximum de préserver. On y voit des moments de convivialités, de vivre ensemble, de partage. L’accueil, les clubs sont le lieu même de tous ces liens vivants qui se créent. Chaque individu se saisit de ces différents espaces pour exister, avec ce qu’il est. Le chemin n’est pas tracé d’avance, mais nous avançons ensemble et il faut savoir s’arrêter, se poser lorsque ça devient trop dur, trop pesant, accepter les « coups de mou ». 

Dans le film, « Nous les intranquilles », les images de fin sont touchantes, elle m’émeuvent : Nous assistons aux Olympiades, vêtus en indiens et nous sommes sur le départ, ensemble. Puis nous courons, chacun avec son énergie mais nous courons vers la même direction, vers quoi ? Je ne m’en souviens plus, peu importe, on est ensemble ! 

 

Le collectif joue un rôle essentiel dans ces rencontres, constellation qui travaille sans cesse sur l’ambiance, il faut « soigner les bords » pour que le patient se sente en sécurité, bien accueilli. Les réunions régulières entre soignants ou avec les patients permettent de faire « lien dans le sens que l’on trouve dans notre travail » comme le dit Pierre Delion. 

La détresse n’est pas toujours facile à accueillir mais ce collectif que nous formons, cette constellation, permet que notre travail reste vivant, en mouvement, même lorsque nous avons des avis différents. 

J’ajouterai que la formation est nécessaire pour continuer à réfléchir, à garder l’esprit ouvert. Les stagiaires aussi sont importants, ils nous questionnent, quelquefois nous bousculent mais cela nous permet de ne pas avoir « la tête dans le guidon »

 

Les patients aussi par moment nous bousculent. La relation transférentielle peut nous amener quelquefois à une limite qui devient insupportable, nous dépasse et nous oblige à nous retirer. 

Eric est un patient suivi depuis plus de 20 ans, à Fismes, ville à la campagne, pour un état dépressif chronique avec des épisodes mélancoliques et une hyperchondrie sévère délirante avec des angoisses profondes. Ce sont des collègues infirmier et médecin qui le prennent en charge. Eric ne sort pas de sa chambre sauf pour aller voir son médecin, le soir, quand il n’y a pratiquement plus personne dans les rues, en rasant les murs. Puis il fréquente la permanence du mardi, temps où nous accueillons autour d’un café, les personnes que nous suivons. Le centre « Camille Claudel « a ouvert en décembre 1999. Une équipe soignante est détachée du centre Artaud pour travailler à mi-temps sur Fismes. 

 

Eric est l’un des premiers à faire son entrée au centre « Camille Claudel » et prend une place de trésorier lorsque le club « Atout cœur » est créé. Cela tient avec ce filet institutionnel qui s’est construit pour lui. Il passe beaucoup de temps sur l’ordinateur. Des liens se créent au centre mais aussi des sentiments amoureux qui le rendent vivant et qui pourtant sont inaccessibles. Après quelques temps, nous sommes amenés à exclure un patient du CATTP, il a proposé de la drogue à une jeune patiente. Malheureusement, quelques semaines après, ce patient décède, dans la caravane où il vivait. Il ne prenait pas son traitement et continuait à se droguer et s’alcooliser. 

Cependant, Eric ne vient plus au centre. Nous apprenons bien plus tard, qu’il nous en veut. Eric nous accuse de la mort de ce patient, qu’il avait hébergé chez lui quand celui-ci allait mal, était en galère. Eric avait pris soin de lui et surtout, il se sentait utile et moins seul. 

C’est après deux tentatives de suicide médicamenteuses graves, qu’Eric accepte de revenir au centre. C’est Christophe, son référent depuis le début, qui reprend le suivi avec Sarah son médecin. Après un certain temps, il congédie Christophe et je me propose comme référente. J’ai un assez bon contact avec lui et le reçois toutes les semaines en entretien. Sa peur permanente d’avoir une maladie, de mourir, pousse son médecin traitant à prescrire des examens. Dans un premier temps, je le laisse gérer ses rendez-vous, qu’il prend, mais ne s’y rend pas. Une douleur thoracique l’inquiète et finit par m’inquiéter également. Il a plus de 50 ans, fumeur et plutôt sédentaire. Je m’engage à l’accompagner auprès de la secrétaire de cardiologie qui ne veut plus lui donner de rdv. Il s’engage également et tient son engagement ; ce que je ne sais pas, c’est qu’il va falloir ensuite que je l’accompagne dans le bureau du médecin pour un test à l’effort. Je me retrouve assise derrière lui, il pédale pendant 1⁄2 heure le torse nu rempli d’électrodes ! Je suis très mal à l’aise. Je préférerais prendre un vélo et pédaler avec lui ! De plus, une odeur nauséabonde se dégage. Eric a pris l’habitude lorsqu’il va mal, de ne pas se laver et de garder les mêmes vêtements. Le médecin reste stoïque, il regarde son écran et ne semble pas être gêné par l’odeur. Le test se révélera négatif, tout va bien. Nous voilà rassurés, en fait surtout moi car Eric pense aussitôt que le médecin n’a pas bien lu les résultats. 

 

Dans la même période, Eric entame des démarches pour déménager ; Il veut un autre appartement, plus petit car il n’a pas réussi à investir complétement le sien : les murs sont jaunis par le tabac et des cartons pleins traînent encore dans la grande pièce à vivre, malgré la présence régulière de femmes de ménage qui tiennent à lui. Nous l’accompagnons dans ce projet. Des collègues me donnent un coup de main pour l’aider à faire d’autres cartons, une petite brigade de l’Echange Service est constituée, le camion est réservé. La veille, Eric refuse de signer le bail et se sent très mal ; le déménagement est finalement annulé. Une petite déception s’installe en moi mais l’énergie de poursuivre avec lui est bien là. 

Je lui donne mon numéro de portable car je le sens très déprimé. J’accueille facilement les premiers messages qui sont pourtant durs, il remet sans cesse en cause notre travail, veut en finir avec la vie... j’arrive à ce que sa mélancolie ne m’envahisse pas trop, jusqu’à un soir où je ressens vraiment que mes limites sont atteintes. Je viens de rentrer et le dernier message que je reçois, me fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre, je sens mes jambes qui tremblent, je suis obligée de m’assoir ! Je sens que je ne peux plus l’aider à tenir, et tenir à lui, à n’importe quel prix. Les réunions régulières avec les collègues permettent de déposer et de partager ces moments fragiles, rebondir, continuer ! Je demande à Eric de ne plus utiliser mon numéro. Je ne prends pas trop de risque, il a celui de Sarah. 

Un passage au SSR de Fismes va permettre à Eric de prendre un peu soin de lui, de ne plus être seul. C’est un petit moment de répit qui ressource ! Une demande d’hébergement au foyer de l’amitié est faite. 

La visite du foyer se passe bien, une entrée est vite proposée. Il donne l’impression d’être ravi, un taxi est commandé qu’il annule au dernier moment. Je ne perds pas courage. Comme avec lors du rdv chez le cardio, je propose de l’accompagner, il est content de ma proposition ! Mais le jour venu, il ne veut plus et dit que ça ne sert à rien que je me déplace. Je tiens bon, il n’est pas chez lui, il n’ira pas au foyer. 

 

Je suis vraiment très en colère, je demande à le revoir lors d’un rendez-vous avec Sarah. Eric arrive déprimé : « si je ne vais pas au foyer l’amitié, je n’ai plus qu’à mourir ». Impossible pour moi d’entendre cette phrase, je le dis en sortant vivement du bureau en claquant la porte. C’est décidé, je me retire de la prise en charge. J’ai l’impression à ce moment-là, que c’est un combat que je viens de perdre. 

Plus d’une année est passée, Eric a réussi à déménager avec l’aide de copains, Christophe est à nouveau référent. Je ne me sens pas complétement
« guérie ». Je m’en suis rendue compte lorsque Christophe m’a demandé si je pouvais recevoir Eric durant son absence. J’ai eu un petit moment de réflexion mais très rapidement, j’ai dit « non ». C’est Anne-Gaëlle, collègue infirmière qui prend le relais lorsque Christophe n’est pas là. 

Une question me vient : n’était-ce pas le moment pour passer le cap et me remettre au boulot même par intérim avec Eric ? En même temps, je ne suis pas loin, attentive à ce qui se passe pour lui. Cette traversée m’a appris beaucoup de chose, elle m’a emmenée vers une partie de moi que je ne connaissais pas. « Voyager, c’est aller de soi à soi, en passant par les autres. » (Citation Touareg). 

 

bottom of page