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L’inconscient, passager clandestin du social ?

 

Aspasie BALI, psychanalyste
 

L’inconscient c’est la mémoire de ce qu’on oublie

J. Lacan –L’Éthique

 

 

 

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Le langage  préexiste à la venue d’un l’enfant,  la réalité psychique  s’établit par l’échange langagier avec un Autre à partir duquel le sujet prend consistance,  par cet Autre,  l’organisme de l’enfant se transforme en corps parlé. Ce proche de l’enfant, ce Nebenmensch, cette « personne secourable », évoquée par Freud  va interpréter ses cris comme une demande, il transforme ainsi le besoin en demande, et l’instinct en pulsion. L’enfant est dépendant de la parole et du désir de cet Autre dont il reçoit le langage, et la subjectivité se fabrique à partir du rapport aux autres, ainsi   l’homme est d’emblée inséré dans le social.
 

Pas d’humanité sans  langage qui crée le monde et structure la pensée, nous pensons par et dans les mots, nous sommes des parlêtres comme disait J. Lacan. Nous inventons des fictions pour tenter de donner du sens à notre présence au monde : mythes, religions, histoire, politique, sciences…
 

Le langage est  accompagné de cette dimension déconcertante et imprévisible qui nous habite, cette part opaque et inconnue de nous-même, l’inconscient,  dimension Autre, qui peut  surprendre, voire nous angoisser. Il nous fait faire parfois des choix amoureux que nous ne voulions pas nous voir répéter. Des pensées, qui peuvent nous sembler déconcertantes, dans lesquelles nous ne nous reconnaissons pas vraiment,  nous traversent au cours de la journée,  elles peuvent nous empêcher de réaliser ce que nous souhaitons -, parfois aussi nous  somatisons, tous ces  faits, ce sont des symptômes. Les symptômes,  la psychanalyse ne cherche pas à les éradiquer mais à leur accorder une place, une écoute, à les rendre moins douloureux, à rendre la vie plus amie, toutefois sans ces symptômes, sans nos rêves, sans nos lapsus, nos actes manqués nous ne serions pas tout à fait nous-même, c’est-à-dire des êtres singuliers. 

 

La vie aujourd’hui est devenue éprouvante : pauvreté, solitude, souffrance au travail, angoisse, compétitivité, ségrégation, exclusion, fragilisation des liens sociaux ...  Comment ne pas prendre en compte ces effets du social, du politique sur la souffrance psychique, connaissant les liens qui se tissent entre le collectif et le singulier de chaque sujet.

Nous sommes confrontés à l’échec de notre société démocratique à mettre en place une certaine cohésion sociale, elle accentue toujours davantage les inégalités des richesses, et laisse à l’abandon  les classes populaires. Confrontés à la précarité d’une partie de la population, nous assistons à la déconstruction de l’état social : « En sorte qu’à l’échelle des entreprises…, nous dit Alain Supiot, juriste, Professeur au Collège de France dans son discours de clôture, l’exploitation du travail  repose… sur la menace du déclassement, de la pauvreté et de la misère. Dans les entreprises, cette menace prend la forme de ce que la Cour de cassation nomme “le management par la peur”, rajoute-t-il. (1)

Le langage est contaminé par la culture numérique, le monde de l’entreprise et les « valeurs économiques ». C’est ainsi que les expressions sont dévoyées afin de présenter les catastrophes humaines comme des bonnes nouvelles, on évoque un plan évolutif pour parler de fermeture d’une entreprise, ou encore d’entretien de progrèspour entretien d’évaluation (2),  et nous avons un capital santé. 

 

Dans notre société néo-libérale, le sujet se doit d’être un battant qui doit s’insérer dans les normes requises, il est pour cela régulièrement évalué, son échec éventuel est attribué à sa propre responsabilité, on devient ainsi son propre auto-entrepreneur. Cette référence aux valeurs économiques a des conséquences comme l’exclusion des plus fragiles, a des conséquences sur l’orientation du travail social. Elle provoque le découragement des professionnels, entre autre à cause de la pénurie qui sévit dans les lieux d’accompagnement, de soin,  elle mène tout droit  aux dysfonctionnements, et aux privatisations dès lors présentées  comme  inéluctables. Ces orientations génèrent de la souffrance, notamment de la souffrance psychique. 

 

Freud écrit dès 1929 (3) que La souffrance nous menace de trois côtés : dans notre propre corps, qui, destiné à la déchéance et à la dissolution, ne peut se passer de ces signaux d’alarme que constituent la douleur et l’angoisse. Du côté du monde extérieur, lequel dispose de forces invincibles et inexorables pour s’acharner contre nous et nous anéantir. La troisième menace provient de nos rapports avec les autres êtres humains.   

La souffrance psychique, représente désormais la pathologie la plus répandue dans notre pays,  elle rend compte du monde dans lequel nous vivons. 

Le plus inquiétant consiste, à ce que la souffrance psychique  tende à présent à être abordée en dehors des lois du langage. Si la souffrance n’est plus indexée à la parole, nous assistons alors au primat du réel biologique, le sujet se transforme en objet pour la science, déterminé par son cerveau, le sens de sa souffrance est perdu, ainsi que la parole qui en témoigne. Le sujet y perd, de fait, sa spécificité  et sa subjectivité.
 

Le sujet, l’inconscient, circulez, il n’y a plus rien à entendre !
 

En introduisant le réductionnisme organiciste, on  se réfère désormais au fonctionnement neuronal du cerveau, qui   déterminerait  le destin des affects. Les maladies mentales, appelées maintenant,  maladies neuro-développementales deviennent ainsi des maladies organiques comme les autres et sont considérées  comme l’effet d’un dysfonctionnement  du système neurologique, de l’appareil génétique… 

C’est ainsi que nous assistons au recul du soin psychique au profit de  la médicalisation, qui a bien souvent comme répercussion la substitution de médicaments à la fonction de la parole (entre autre l’usage abusif de la ritaline, pilule de l’obéissance, prescrite aux enfants), notre pays est le plus grand consommateur d’antidépresseurs pour le plus grand profit des laboratoires pharmaceutiques. Bien sûr, les médicaments peuvent être parfois utiles, ou accompagner un travail de fond.

La disparition du soin psychique se fait aussi au profit  des techniques  comportementales, c’est-à-dire, de pratiques où le sujet se voit réduit à ses troubles. Pour les courants scientistes, les symptômes sont transformés en dysfonctionnements divers, handicaps c’est à dire en dérèglements au regard d’une norme qui, elle, n’est jamais questionnée. 

Cette approche, qui se réfère à une pseudo scientificité, a déjà été pratiquée, en d’autres temps, afin d’ améliorer  l’espèce humaine et tenter de la normaliser  – Cette aventure a produit  l’eugénisme (Galton) qui, dans les années 1900, a eu comme funeste conséquence de conduire à la stérilisation  forcée des milliers de personnes pauvres considérées comme dégénérées ...soit disant des inadaptés sociaux  qui ne devaient pas se reproduire, dans toute l’Europe ainsi qu’aux Etats Unis, cette politique a conduit par la suite au génocide !
 

Le discours de la science organise à présent la société avec ses retombées scientistes. Au nom d’une prétendue rationalité, on accorde désormais la primauté aux chiffres, à la gestion, aux algorithmes, aux protocoles, à l’évaluation, qui sont des approches sans paroles calquées sur les modèles économiques. Les  experts  laissent croire à  des solutions  généralisables, valables pour tous dans une tentative toute puissante de maîtrise et de contrôle, il s’agit d’uniformiser les pratiques. Ces approches induisent une idée préétablie du sujet. Ce management est inapproprié à la nature du travail social, il  a pour résultat la souffrance de nombreux professionnels transformés en techniciens amenés à agir  bien souvent à contre courant de leurs  convictions.


Cette orientation ne laisse plus de place pour l’interrogation. La dimension signifiante est indissociable du sujet,du fait du langage, l’homme doute, il prend le risque  de se tromper, mais il réfléchit, il crée, il invente, il a le choix, rien n’est pour lui prédéterminé. Le grand mathématicien Alexandre Grothendieck écrit (4) : « Craindre l’erreur et craindre la vérité sont une seule et même chose. Celui qui craint de se tromper est impuissant à découvrir. » Or, c’est justement ce que ne supportent pas les technocrates : ne pas pouvoir tout prévoir, tout domestiquer, tout maîtriser !

 

Ce qui n’est pas calculable assurément, c’est la subjectivité, la vérité, qui ne « peut que se mi-dire » et ne se quantifie pas. Pour  la psychanalyse,   le   savoir inconscient est singulier et se situe du  côté   du  patient. Pour le clinicien, le travail consiste à se confronter au cas par cas, en prenant appui sur  sa propre formation et sur les travaux  théoriques de ceux qui nous ont précédés.

Pourquoi un enfant se fait-il donc renvoyer sans cesse, et se voit-il déplacer d’une institution à l’autre, pourquoi ce couple est endetté, et voilà que l’assistante sociale  précise qu’ils n’ont pas d’enfant ensemble mais des dettes, pourquoi ces usagers ne remplissent-ils pas les documents qui pourraient les tirer d’affaire, pourquoi ce sans abri refuse les propositions qui lui sont faites, pourquoi cette femme ne rencontre que des hommes violents ? Voilà quelques questions parmi d’autres qui se posent aux travailleurs sociaux et qui font énigmes,  ces apories mettent en difficulté les professionnels car elles ne relèvent non pas de la  rationalité mais de l’histoire du sujet et de la logique inconsciente.

 

Aujourd’hui la psychanalyse, pratique de parole est violemment attaquée voire expulsée des centres de soin, des hôpitaux,  ... elle est  rejetée, non pas à cause d’éventuelles  avancées scientifiques et par conséquent  de nouvelles  thérapies jugées plus efficaces. Non, elle est rejetée car elle est à contre courant des valeurs libérales, elle est rejetée au profit de pratiques de normalisation, d’adaptation, de thérapies de mise au pas du sujet par des techniques de rééducation, et de rectification des comportements. La psychanalyse ne valide pas la conformité d’un sujet à un ordre social donné, la psychanalyse est  une théorie du désir, comme l’ont soutenu Freud et Lacan, elle permet de se dégager de ses  aliénations.

Par ses symptômes, le sujet tente d’amorcer une solution, il invente  sa façon  singulière d’exprimer  sa rébellion, son refus, son malaise. Les symptômes résistent, persistent,  font énigme et indiquent qu’il y a de la jouissance qui  ne s’inscrit pas dans la norme.
S’il y avait une conformité du sujet au collectif nous serions dans une condition peu enviable, nous dit Freud, comme des termites.

 

Ce qui serait donc à éradiquer, dans la logique libérale, c’est justement cette part qui habite intimement l’homme,sa division, qui, malgré toutes les tentatives contemporaines pour l’abolir, perdure.  L’inconscient  colle au langage comme l’ombre au corps, et insiste à se faire entendre malgré toutes les tentatives pour le mettre sous cloche.
 

Pratique de parole, qui peut faire d’un dire un événement, la psychanalyse représente un refuge pour celle-ci, elle peut transformer le sujet. Elle se distingue radicalement de la dite communication, tellement en vogue, qui laisse le sujet en plan, et n’implique aucun engagement subjectif.

Parfois l’inconscient se manifeste  à travers une rencontre,  un trébuchement de la langue peut se produire, telle cette patiente qui voulait  dire qu’elle souffrait affreusement et qui s’entend énoncer qu’elle souffre affectueusement…

Le poète René Char résume cette dimension ainsi : les mots qui vont surgir savent de nous  ce que nous ignorons d’eux. (5)

 

Par ces temps difficiles de grande précarité, la demande matérielle est réelle, il s’agit de ne pas l’occulter et de tout rabattre sur le psychique, mais il s’agit aussi de tendre l’oreille.

Le social, au sens large, ne recouvre pas nécessairement un espace thérapeutique toutefois, il est le lieu privilégié où aboutissent nombre de demandes, de plaintes, de témoignages d’échecs, de répétitions, de détresse et de souffrance. 

Les travailleurs sociaux ne sont pas psychanalystes, à chacun sa place, néanmoins  ils possèdent leur propre savoir faire,  travaillent avec le langage - et l’aide, les soins sont  institués à partir de la relation, c’est-à-dire du transfert - c’est pour cela  qu’il existent des supervisions où les professionnels peuvent venir parler de leur pratique.

 

Les responsables  exigent des  professionnels des interventions concrètes : comptabiliser le nombre  d’actions menées, répondre à la demande de satisfaction pour vérifier s’ils ont bien rempli leurs missions. 


Pourtant il s’agit de prendre le temps nécessaire pour écouter, pour entendre ce qui est caché derrière ce qui se dit, une souffrance peut en cacher une autre. Si le sujet n’est pas entendu et reconnu dans sa parole, cela peut provoquer de la violence, de la rupture, de l’errance et reconduire la répétition…: on pourra reloger une personne tant qu’on voudra mais il n’y aura pas de lieu pour entendre ses symptômes. 

 

H. Arendt déclare que nous avons été expulsés  d’un monde sensé commun  (6) ! Ce qui soude une société, c’est l’horizon commun, écrit encore Alain Supiot, or justement…nous sommes en panne de cette représentation. Le commun est l’espace où se tisse le lien social, nous assistons  à l’érosion des  communs, à la fragilisation des liens  sociaux.

 

Comment, dans ce contexte, retisser du lien et en créer de nouveaux ? Comment retrouver l’accueil qu’implique le lien ? 

Comment déjouer  la solitude, l’isolement, la lassitude des professionnels pour revenir vers le sens du commun collectif ?

Enfin comment soutenir cet engagement qui nous porte vers la rencontre de l’autre qui n’est pas du côté des bons sentiments mais consiste à aller au devant de l’énigme portée par chacun ? 

Malgré tout cela, nous rencontrons des professionnels, dans les supervisions, soucieux de leurs actes, qui sont engagés, qui s’impliquent, qui résistent, qui interrogent leur pratique et préservent tant qu’ils peuvent  leur disponibilité et leur écoute, et ne se plient pas ou déjouent les contraintes administratives. 

 

L’enjeu est de taille, il est civilisationnel car il concerne le statut de l’homme. En effet l’homme est-il un être de langage, et il y a quelque chose à entendre de ses symptômes, de ses souffrances, ou est-il un animal prédéterminé par son héritage neuronal, son hérédité génétique, c’est  à dire par des causalités externes et il ne reste alors qu’à  le médicaliser ou le rééduquer pour  le mettre aux normes ? 

Nous tous ici, participons à ce débat et notre responsabilité est de taille !

Alors recentrons-nous sur ce que nous avons de commun : le lien social, le contrat social c’est-à-dire la parole qui fait tenir ensemble des sujets,  qui relie le collectif et le singulier propre à chacun, sauvegardons les savoir-faire, l’écoute comme abri d’une parole singulière devient un acte politique, soutenons l’élaboration psychique. Préserver le sens du travail clinique, le transmettre permet de résister, et de s’opposer à toute  assignation normative. Partageons nos convictions, notre expérience, notre engagement, la psychanalyse nous offre les outils pour nous orienter dans la clinique et donne du sens à notre travail.

Préservons avant tout notre désir et notre éthique de parole qui est constitutive du sujet.

 

 

 

 (1) Alain Supiot : Collège de France, chaire « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités ». « Le travail n’est pas une marchandise » – Editions du Collège de France-2019

(2) De Gaulejac et F. Hanique : La subjectivité en déroute, Clinique méditerranéenne n° 99/2019 

(3) Freud : Malaise dans la civilisation

(4) Alexandre Grothendieck : Récoltes et semailles

(5) René Char : Chants de la Balandrane

(6) Hanna Arendt : Condition de l’homme moderne

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