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Accueillir le singulier pris dans les « productions imaginaires du social historique »

 

 

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J’avais proposé ce titre il y a quelques mois à Kathy Saada que je remercie pour cette invitation à la rencontre et à la discussion. Il me semble à relire l’argument de votre journée, et dans la suite d’échanges de travail à Marseille, mais aussi plus récemment à Reims avec Roland Gori, qu’il faudrait pour cet accueil du singulier, situer au préalable les conditions actuelles de possibilité d’une clinique.

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L’argument insiste fort justement sur les impossibilités que notre modernité produit : la désagrégation des dispositifs, la « fuite » d’un grand nombre de professionnels de tous métiers, psychiatres, infirmiers, et maintenant même psychologues est indéniable. Le vécu d’une catastrophe déjà là, et non pas à venir est réellement décourageant, et a tendance à s’auto- entretenir et à se propager. Il faudrait d’abord le reconnaitre comme le fruit d’un projet plus ou moins délibéré depuis la chute du ministère Ralite et le tournant dit de la rigueur (1983). C’est alors que le néolibéralisme s’impose comme mode de gouvernementalité et conception du monde : sujet entrepreneur de lui-même, appel à la concurrence généralisée, et donc à la lutte de tous contre tous. Cette rupture avec une autre modalité du capitalisme, les 30 glorieuses de l’après-guerre qui avaient permis la construction des services publics, dont l’hôpital public, et en ce qui nous concerne la politique de secteur et la psychothérapie institutionnelle, se produit paradoxalement au moment où la loi sur le secteur est votée en 1986, donnant l’impression illusoire de la reconnaissance d’une longue attente.

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Pourtant dès 1981, Robert Castel faisait paraitre le dernier livre qu’il consacra à la psychiatrie, changeant ensuite d’objet d’étude. « La Gestion des risques » annonçait de façon prophétique la fin de la psychiatrie, et l’advenue d’une post-psychiatrie centrée par la gestion de flux de populations à risque ; les psychiatres occupant dans cet avenir radieux une fonction uniquement expertale. Il annonçait aussi le déclin de la psychanalyse, et l’expansion des thérapies pour les normaux, qui ont d’ailleurs pris le nom de « thérapies du bien-être », celle d’une psychologie positive remplaçant les thérapeutes par des coachs. Castel procédait d’une analyse sociologique de l’évolution des filières de formation et de nomination des enseignants, de la comparaison aussi avec le modèle américain.

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Je dois reconnaitre qu’en 1981, je n’ai pas voulu croire à cet oiseau de mauvais augure, alors que dans l’imaginaire de l’époque, nous étions encore nombreux à espérer dans la réalisation effective de la sectorisation, où à nous polariser vers des modèles plus radicaux comme l’expérience basaglienne. La plupart d’entre nous étions en analyse, et persuadés de la force des idées justes, nous ne pouvions imaginer un renversement aussi radical dans l’imaginaire de la conception des soins. Car il nous aura fallu du temps pour comprendre que le néolibéralisme, à la différence du libéralisme ancienne formule, ne consistait pas seulement à faire des économies et du profit sur le vivant.

Certes des formes de résistance sont apparues très tôt, alors que nous ne pressentions pas encore la gravité des attaques. C’est en 1985 qu’un médecin-chef psychiatre ayant introduit la psychanalyse lacanienne dans la Marne, décidait d’embaucher un informaticien pour construire le premier système d’évaluation des pratiques (la grille EDGAR) qui allait ensuite s’imposer un peu partout.

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Nous avons alors décidé d’un regroupement contre ce projet d’évaluation de l’inestimable de la vie psychique, et fondé la Criée en espérant nous appuyer sur les alternatives que nous étions en train de créer à partir du centre Artaud, fondé la même année suite à une grève administrative prolongée.

D’entrée de jeu il s’agissait de fonder un lieu sur le bord de l’institution nouvellement créée, en nous appuyant sur des éléments d’extériorité. Quelques psychanalystes amis, dont JC Maleval, des collègues d’autres équipes, nous rejoignent alors sur le projet de construire ensemble un espace pour penser « les pratiques de la folie », signifiant venu d’une ancienne revue du Syndicat de la Psychiatrie (devenu plus tard USP), repris également par Frank Chaumon pour dénommer un groupe proche qu’il lança dans ces années, renommées plus tard « années Foucault ».

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Notre ambition était quelque peu différente : plutôt que d’insister sur le disputatio théorique, nous avions envie de privilégier les praxis, car il nous semblait risqué de décoller de la pratique en privilégiant une discussion conceptuelle. D’autant que nos pratiques locales à Reims se trouvaient plutôt mal vues de l’orthodoxie lacanienne : nous étions accusés de désirer à la place de nos patients, de quitter la position d’une stricte neutralité analytique pour privilégier une posture active « allant au-devant des besoins des patients » (JP Lehmann). Je dois avouer que c’était vrai : quand je m’étais lancé en 1980, j’avais été surpris de l’inefficacité, voire de la dangerosité d’une conduite thérapeutique dérivée de celle avec les névrosés. Le silence, la règle fondamentale de l’association libre côté patient s’avéraient périlleux avec des patients psychotiques, ou même border line dont l’état s’aggravait. J’ai plusieurs fois raconté cet échange, thérapeutique et formateur, avec un de mes patients qui me poussa hors de mes retranchements : il insista fortement pour que je l’hospitalise, exigeant le retour dans son « paradis perdu », et me paya sa séance d’un chèque d’un million de dollars, qu’il me fallut bien encaisser psychiquement. Cet échange m’ouvrit les yeux et les oreilles sur la position que j’étais venu occuper à mon insu : ce patient schizo m’avait mis en position de thérapeute au sens fort de ce terme, et j’étais tenu d’abandonner mon idéologie antiasilaire, et mon attitude silencieuse pour reconnaitre un dévoilement, une découverte. Il se produisait une interlocution fondamentale et formatrice : d’un côté l’émergence d’un sujet psychotique pouvant prendre la parole peut-être pour la première fois en refusant « la cruauté de mes bons sentiments », de l’autre un thérapeute en formation prié de remballer ses idées reçues et de se tenir attentif aux besoins de son patient.

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J’ai été bousculé par ce renversement, contraire aux idées de l’époque sur la psychose, et ce d’autant plus que je m’étais rendu à deux reprises en Italie pour y concevoir une déception salutaire : j’avais pu entendre Basaglia affirmant à Trieste en 1978 son refus de l’inconscient freudien et de la psychanalyse (« la psychanalyse c’est de la merde ! ». Et la réinsertion des patients par le travail témoignait d’une certaine imposture : les patients étaient aussi apragmatiques de l’autre côté de la frontière. Ce qui changeait par contre radicalement dans les lieux que je visitais à Trieste et à Parme, c’était l’imaginaire des soignants, mais aussi des militants et dirigeants politiques communistes italiens.  Basaglia avait réussi cette bataille-là de remanier, un temps, le rapport d’une part de la société à l’égard de la folie. Ce qui n’était pas sans effets sur les patients jusqu’alors rejetés et ségrégués selon des modalités directement héritées du fascisme. L’Italie n’avait pas connu « le moment Tosquelles » et la modification progressive et lente de la psychiatrie, la construction de la PI et du secteur. Il aura fallu longtemps pour que Gaetano Benedetti soit traduit en français par Patrick Faugeras à la demande de Davoine et Gaudillière, ouvrant un autre monde analytique.

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Je n’irai pas plus avant, car je ne connais pas vraiment la réalité actuelle de l’Italie, et ce n’est plus mon propos actuel. Ce sur quoi je voudrais insister dans le cadre de cet exposé, c’est sur l’importance de la déception, et de l’élaboration d’un deuil nécessaire des croyances et idéologies fallacieuses promettant « le paradis sur terre ». Ce qu’évoque Freud critiquant « la promesse bolcheviste » dans « Malaise dans la Culture »1930, qui ferait l’impasse sur « l’humaine pulsion de destruction et d’anéantissement ». Encore une fois je dois dire que ma première lecture de ce livre m’avait donné l’impression d’un Freud réactionnaire, alors qu’une lecture actuelle ne peut que constater la coté prémonitoire de l’ouvrage : même si Freud à la différence de Ferenczi aura sous-estimé la gravité du nazisme dans sa volonté de destruction de « l’espèce humaine » (Antelme).

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Ce à quoi nous sommes confrontés, à chaque époque différemment, c’est au déni de la pulsion de mort, au risque de désintrication pulsionnelle, au nom d’une prétendue psychologie positive, faisant comme annoncé, l’impasse sur le négatif. Tout l’envahissement de protocoles et de prêt à penser ne peut être appréhendé pour des raisons uniquement financières, mais pour un formatage indispensable à ce que Pierre Dardot et Christian Laval ont nommé « La nouvelle raison du monde » en 2009. Un ouvrage remarquable, qui marque un tournant dans leur œuvre, donnant un éclairage indispensable pour décrypter la nouveauté d’une économie monde se prétendant universelle, sans limites et sans alternative. C’est cette nouvelle raison qui diffuse depuis les années 80 dans le monde entier, et se présente comme l’évidence d’un nouveau rapport utilitariste au monde, rejetant les sciences sociales, la psychiatrie et la psychanalyse comme des visions désuètes, romantiques et fausses de la psyché. Ce qui serait vrai serait objectivable, quantifiable, séquençable dans un idéal de mesure tayloriste et de programmation neuroéconomique. Dans cette perspective les TCC, les thérapies brèves et les modèles biologiques deviennent le nouveau paradigme, quand bien même rien ne prouverait leur pertinence ou leur prétendue efficacité. Une citation de Lacan lecteur de Marx, se trouve mise en exergue par Gori au début de son dernier ouvrage : « le prolétaire n’est pas seulement exploité, il est celui qui se trouve dépossédé de sa fonction de savoir ». (L’envers de la psychanalyse)

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Se trouve ainsi promue une sorte « d’autocratie numérique » (Gori) qui dépossède les soignants de leurs savoirs et de leurs actes, et de fait les prolétarise. Les dispositifs étatiques, les ARS, les directions d’établissement viennent maintenant nous dire, ou plutôt nous dicter comment faire, et dans une temporalité qui va en s’accélérant. Ce qu’il nous faut souligner, c’est la puissance de dissémination interne de ces processus qui devancent souvent les lois en formatant les « formations imaginaires » au sens radical que leur donne C. Castoriadis. Les nouvelles conceptions du « soin » sont dictées à certains moments, mais elles procèdent aussi d’une contamination intime. Nous sommes déterminés sans le savoir, et beaucoup plus que nous le voudrions, par des algorithmes et un fétichisme de la marchandise qui nous reviennent avec la force des évidences. Après tout le médecin-chef qui introduisit l’évaluation dans la Marne croyait bien faire en voulant montrer par les chiffres que la psychanalyse était la meilleure méthode ! Or en entrant dans ce jeu concurrentiel, nous nous trouvons pris dans des logiques comptables qui, de fait, nient la réalité de l’inconscient, et maintenant tentent de détruire peu à peu les expériences de travail s’appuyant sur la psychanalyse.

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Comment résister ?

C’est la question de ce colloque, et c’est ma question depuis les années 80. J’ai toujours cru à la force de pratiques soignantes témoignant, au-delà de toute mesure quantitative, de leur efficace pour ceux et celles qui en bénéficient. Pourquoi tenir à la psychanalyse si nous n’en avions pas mesuré chacun, chacune les bienfaits qualitatifs incommensurables, transformant nos existences, et comme l’affirme Winnicott nous donnant le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue ? Je continue à prôner une affirmation publique autant que possible de nos pratiques, à relier entre eux les différents lieux qui résistent et tiennent bon, à construire « un archipel des résistances » selon une formulation empruntée à Delion mais reprise maintenant un peu partout. Si les praxis sont archipéliques, alors comme le remarquait Octave Mannoni à propos de ses trouvailles dans l’incipit de « clés pour l’imaginaire » : « si elles communiquent c’est sous la mer ».

Une telle proposition revient en fait à accueillir l’hétérogène, à en faire le ferment de nos trouvailles et de nos rêves, en soulignant au passage que cette proposition se trouve avoir été programmatique de la fondation du Cercle Freudien, mais aussi de la PI selon Oury et Tosquelles. Ce qui convoque un autre imaginaire que celui d’une opposition frontale, en miroir de l’autocratie numérique, se soutenant d’une doxa ancienne ou actualisée. Confrontés à la force des autoroutes de la servitude plus ou moins volontaire, nous ne pourrions faire valoir que des chemins de traverse au gré du désir inconscient et des rencontres fortuites du hasard objectif. Ce qui nous manque dans ce moment de traversée de la catastrophe ce n’est pas l’espoir grotesque d’un « paradis psychanalytique », mais bien plutôt une qualité d’attente abductive. Et je reviendrai à ce point sur des propos tenus à Marseille au colloque de l’AMPI.

Tout d’abord ce fragment d’Héraclite, que j’extrais de la très belle conversation entre Oury et Maldiney à la fin du séminaire Création et Schizophrénie (Galilée 1989)

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« S’il n’attend pas, il ne découvrira pas le hors d’attente qui est chose introuvable et vers quoi il n’y a pas de chemin ».

Nous avions travaillé toute une année de la Criée à partir de cet énoncé énigmatique et programmatique. Comment qualifier un soignant qui n’attendrait plus rien, ou qui armé d’une doxa connaitrait par avance l’objet de son attente ? La psychanalyse en intention se développe à l’inverse dans « cet horizon d’attente » que Oury distingue soigneusement de l’espoir qui ne serait selon lui qu’une illusion dangereuse. Certes il force le trait, mais c’est pour la nécessité de dégager une direction analytique, en quelque sorte asymptotique vers laquelle l’analyste, le thérapeute, le soignant devraient tendre. Mais il insiste aussi sur l’attente de rien, l’oubli de l’oubli dans la schizophrénie la plus grave, tout en nuançant son propos. Je le cite dans les dernières lignes de Création et Schizophrénie : « Bien sûr il faut parler de l’attente. Abwartung, c’est-à-dire l’attente en souffrance des schizophrènes. C’est souvent là qu’ils sont. Et on ne peut guère aller les chercher. Mais, par hasard, il peut se faire qu’il y ait une touche d’ouvert, et après, ça marche. On a vu des choses extraordinaires quelquefois ».

 On peut remarquer que malgré tout, s’ouvre in fine l’espoir d’une « greffe d’ouvert » dérivée de la greffe de transfert pankowienne.

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Une autre citation de Oury qui témoigne des ouvertures multiples à partir de cet enjeu de l’attente :

  « L’attente, c’est ce qui permet qu’il puisse y avoir une sous-jacence silencieuse, pour que puisse s’inscrire quelque chose de l’ordre du dire, mais non pas du dit. Il y a un hiatus entre le langage et la langue.  L’attente, c’est ce qui permet que ça puisse continuer de vivre. L’attente se conjugue avec l’oubli. Marcel Detienne dit bien que ce qui reste dans la boite de Pandore, c’est bien l’attente et non l’espoir…Il me semble très important d’affirmer que l’attente est en rapport avec la pulsion de mort (par opposition à la pulsion de destruction). Il me semble tout à fait regrettable d’avoir confondu (Freud ne les distingue pas toujours, sauf dans « Les problèmes économiques du masochisme », en 1924) pulsion de mort et pulsion de destruction. La pulsion de destruction, c’est ce qui arrive quand on érotise la pulsion de mort ». (in Revue psychanalytique de groupe en n° 36 en 2001 dans une discussion avec Maldiney, Resnik et Delion).

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Je prends le risque d’entrecroiser ces approches multiples de l’horizon d’attente, que l’on pourrait à mon avis mettre en correspondance avec l’espace potentiel de Winnicott. Cet espace qui n’appartient ni à la mère ni à l’enfant, mais surgit dans l’entre-deux ; cet espace qu’on ne peut pas fabriquer, mais dont on peut attendre le surgissement, comme espace de possibilisation.

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 C’est à cette condition qu’une médiation d’un objet de réalité pris dans l’échange peut venir symboliser la présence de l’Autre, témoigner de l’expérience sensible de l’ambiance, du pathique. Espace phorique sans doute aussi, pour que des patients, mais aussi des soignants, puissent effectuer une traversée : c’est le Durchstehein heideggérien que Maldiney traduit par « se tenir debout en traversant », symbole d’une verticalité dans l’espace propre à l’être humain, et de la possibilité d’une émergence.

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L’année dernière, Simone Molina avait relevé dans son intervention lors des rencontres de la Criée consacrées à l’engagement transférentiel par temps de catastrophe, la disparition de cet « horizon d’attente » dans l’argument, de fait réécrit par un petit collectif, en raison du report du colloque. Je lui avais aussitôt répondu "démocratie", ce qui n’était pas faux ; mais je dois reconnaitre que j’avais cédé sur l’essentiel : un des concepts cruciaux qui permettent de distinguer un dispositif d’un Collectif au sens que lui donne Jean Oury. Simone a développé à sa manière ce concept, et vous pourrez la lire dans notre prochaine publication, mais il m’a paru intéressant de m’arrêter un moment sur cette autocensure consentie à la demande du groupe. Je crois dans l’après-coup qu’il me paraissait tellement essentiel que le dispositif tienne le coup, que les rencontres aient bien lieu, que j’ai laissé disparaitre ce concept important. Autrement dit, j’avais perdu un temps l’horizon d’attente, en visant la survie du groupe plutôt que la vivance d’un collectif thérapeutique, en attente abductive…

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D’où mon propos d’aujourd’hui, qui fait suite aussi à une réflexion sur le « moment Tosquelles » tel que Pierre Delion l’a nommé dans un très joli texte. Au cours de cette période de bouleversement et de vents contraires à la PI, je n’ai cessé de penser à la solitude de Tosquelles, franchissant les Pyrénées pour trouver refuge en France au décours d’une révolution espagnole assassinée par les franquistes, mais aussi les staliniens, dont on sait qu’ils décimèrent physiquement le POUM, parti de Tosquelles d’inspiration marxiste et antistalinien.

Je ne vais pas vous refaire l’histoire hagiographique de ce moment, mais insister sur ce trajet qui va de la révolution assassinée jusqu’à St Alban, en passant par le camp de concentration de SeptFonds. En m’appuyant par ailleurs sur l’élaboration de Fethi Benslama sur la fonction épique, j’ai tenté dans un texte paru dans Chimères de penser cette bascule d’une position d’insurgé, à celle de créateur, fondateur de la PI.

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Pour Tosquelles, il me parait clair qu’il ne pouvait pas savoir l’issue de son combat : l’histoire aurait pu très mal tourner si les nazis avaient gagné ! Il me semble que la résistance ne se mène pas sur fond d’espoir dans un paradis communiste dont il avait pu mesurer la fausseté criminelle avec la trahison du PC espagnol, mais sans doute parce que chacun fait ce qu’il a à faire pour garder sa dignité et se battre contre la barbarie. Tosquelles passe aussi l’essentiel de son temps, de sa vie, à construire avec Bonnafé, Balvet et tous les autres présents, les éléments d’une révolution psychiatrique qui va marquer l’époque jusqu’à maintenant malgré la volonté destructrice du néolibéralisme depuis les années 80.

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Quand je regarde le film « les heures heureuses », je suis surpris à chaque fois par la rapidité de l’action de Tosquelles : en particulier au niveau de la vie quotidienne et de l’ambiance à partir des fêtes organisées dans chaque quartier de l’hôpital, mais aussi de la mise au travail le plus concret de chacun des protagonistes : les réfugiés, les nonnes et les autres. Le club thérapeutique est créé dès 1943, creusé à la pelle et à la pioche avec les patients sous l’établissement. Je tiens de Tosquelles lui-même qu’il conçut cette action avec, en sous-jacence, la métaphore de la « vieille taupe » que Marx emprunte d’ailleurs à Shakespeare, « pour décrire la vie de l’esprit qui creuse », et semble disparaitre pour mieux ressurgir de façon intempestive.

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Avec cet exemple du club qui peut s’entendre aussi dans le langage de « la social thérapie » qui fut la dénomination pendant 10 ans de son travail par Tosquelles, nous pouvons constater l’articulation concrète qui se produit entre les nécessités du soin et la strate politique révolutionnaire marxienne présente à la fondation. Il s’agit d’un travail de la métaphore où le passé se fait organisateur du « mouvement à venir », alors que rien n’est assuré d’une suite possible. Il n’y a donc pas seulement lutte pour la survie des patients, alors qu’ailleurs c’est l’hécatombe des fous. Il y a indéniablement le souci de créer un milieu vivant et support d’existence pour les patients, support de transfert également, ce que je retiens du livre que Jacques Tosquelles a consacré à son père, lorsqu’il relève « la primauté du contre-transfert institutionnel ». Bien sûr, il nous faut faire la part des choses avec les reconstructions d’après-coup, mais la date de 1943 est un marqueur historique. 

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A cette date, chacun des protagonistes risque sa peau dans un combat dont nul ne peut préjuger la suite. Quel est l’horizon d’attente pour Tosquelles à ce moment ? Il n’est plus là pour nous le dire. Mais je ne peux que risquer une conjecture hasardeuse : il reconstruit de fait, consciemment ou inconsciemment, un horizon d’attente dans un travail au rythme quasi maniaque, qui transforme l’énergie du combat de la guerre en moteur de la social thérapie. Cette hypothèse de la mutation de « la fonction épique », de sa métamorphose nous est absolument essentielle pour notre époque actuelle, alors qu’il s’agit de relancer un imaginaire de la psychiatrie à venir. Je ne pense pas qu’il faille s’accrocher aux nominations provisoires comme à des fétiches : la PI après tout s’est d’abord appelée pendant 10 ans social thérapie ; la psychothérapie est aujourd’hui un mot valise dont l’État s’est emparé pour le statut des psychothérapeutes, mais aussi actuellement pour attaquer les psychologues avec la promotion d’un Ordre, et de la thérapie sur ordonnance en 8 séances avec le dispositif Monpsy. Ce qu’il me parait important à conserver, c’est la dynamique historique qui s’est produite par temps de catastrophe, et par une série de hasards objectifs incroyables.

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Plusieurs collègues m’ont déjà objecté l’incohérence pour eux de cette évocation du moment Tosquelles pour penser l’actuel. Pour eux l’époque de la Libération comportait un espoir d’ouverture qui s’est concrétisé de fait, avec ce que l’on a appelé les 30 glorieuses qui ont d’ailleurs vu promues entre autres les circulaires sur le secteur en 1960. Ces collègues oublient que la gestation s’est produite à St Alban pendant la résistance, alors que la Libération n’était qu’une hypothèse très optimiste. Il est vrai que le néolibéralisme autoritaire d’aujourd’hui avec sa psychophobie, et sa destruction maintenant explicite de la psychiatrie de secteur n’a vraiment plus rien à voir ; sa coexistence avec des mouvements fascistes ou fascisants ouvre une ère du capitalisme autrement plus dangereuse avec la destruction des services publics, dont le service public de santé, et en particulier la psychiatrie publique qui nous concerne directement.

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Des mouvements de résistance sont apparus depuis 2003 avec les États généraux de la psychiatrie, 2008 avec la création concomitante du Collectif des 39 et de l’Appel des Appels. Et en 2018 avec la création du Printemps de la Psychiatrie au décours de grèves infirmières fortes, avec occupation pour les Pinel, grève de la faim au Rouvray, perchés du Havre etc…. Les soignants se mettant en mouvement pour leur dignité et pour la qualité des soins. Partie prenante des 39, puis du Printemps, j’évoquerai dans ce texte les enjeux en rapport avec mon propos. Le Printemps s’est doté d’un Manifeste pour un renouveau des soins psychiques écrit collectivement, et s’oriente au fur et à mesure de l’évolution de la situation comme force protestataire, mais aussi comme force de proposition en lien avec les 39 et l’Appel des Appels, ainsi qu’avec la myriade de groupes et collectifs qui ne cessent de surgir, et témoignent malheureusement par leur multiplicité de la fragmentation de notre époque. Je voudrais évoquer Les Assises citoyennes du soin psychique, tenues les 11 et 12 mars 2022 à la Bourse du Travail, tenues par le Printemps en lien avec les CEMEA.

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Au-delà du succès évident de l’initiative en termes d’affluence et d’intensité de présence, il me parait important de rappeler l’enjeu préalable : construire un espace collectif de rassemblement de toutes les personnes concernées, y compris les non professionnels, pour tenir le coup sur le long terme. Il me parait malheureusement évident que le pouvoir destructeur néolibéral se renforce de notre faiblesse à constituer une force d’opposition à toute cette destructivité ; et qu’au-delà des expériences locales qui tiennent, et qu’il nous faudrait sans cesse relier entre elles, il manque un support phorique collectif pour tenir bon et « rester vivants ». Je le dis en citant Winnicott, lorsqu’il évoque cette tâche première quand l’analyste se trouve en prise avec la destructivité du transfert (dans Jeu et réalité).

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Je sais qu’il est très risqué d’extrapoler le travail de la cure dans les enjeux politiques. On risque un collapsus de la double aliénation, et un double ratage : analytique et politique. Je ne confonds donc pas une stratégie politique à élaborer à plusieurs pour reconstruire un mouvement de défense des soins psychiques, et cet autre enjeu de l’horizon d’attente à reconstruire pour éviter de sombrer dans le catastrophisme. C’est ce qui me préoccupe au plus haut point devant les départs massifs de collègues de tous métiers : cela témoigne d’une destruction malheureusement effective qui fait symptôme politique d’une désaffection. 

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Une telle désaffection suppose d’être reconnue et entendue. Elle ne peut être traitée à un simple niveau revendicatif : c’est la reconstruction d’un nouvel imaginaire du Commun qui pourrait redonner le désir d’être là, rendre la fonction thérapeutique désirable, et redonner à la psychanalyse sa fonction subversive. Pas comme corps de savoir institué et doxa, mais comme savoir issu de l’expérience sensible de « l’être avec », le Mitterandersein de Pankow.

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Vous aurez perçu dans mon propos le chiasme entre des strates hétérogènes, voire contradictoires ; mais force est de constater que je m’inscris ainsi dans le sillage des fondateurs qui n’ont pas hésité à tisser des approches hétéroclites : social thérapie, phénoménologie, psychanalyse, langage poétique etc…. La filiation du POUM aura aussi toujours été revendiquée par Oury qui y voyait la matrice de la PI. A nous de retisser cet horizon d’attente, en ayant à l’esprit cet aphorisme de Oury : « l’hétérogène c’est de l’hétéroclite travaillé ».

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Patrick CHEMLA

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