top of page

Pratiques contre-hégémoniques en pédopsychiatrie

​

 

Ce matin-là, j’arrive tôt à l’hôpital de jour, après avoir déposé un de mes enfants à l’école et effectué un long trajet à vélo. J’ai cinq minutes d’avance, deux patients sont déjà devant la porte, arrivés un peu trop tôt à pied ou en taxi. Je vois de la lumière donc je sais que ma collègue Francine, agente d’entretien, est déjà là. En principe, je devrais entrer seule et les laisser attendre cinq minutes l’heure exacte d’ouverture mais je n’y arrive pas – j’entre, ils entrent avec moi. Pendant que je range mon vélo une éducatrice et un éducateur arrivent, je leur explique la situation, cela ne pose pas de problème. Une de ces collègues me parle d’un projet de rénovation de notre cour extérieure qu’elle imagine mettre en place avec un patient, Joseph, un jeune homme autiste, ne s’exprimant pas avec le langage verbal, aimant disperser ce qui lui tombe sous la main. « Nous rangerons, et il dispersera, et ce sera génial » me dit-elle en riant. J’acquiesce. Herman arrive. Je lui propose que l’on se voie en entretien, comme chaque semaine à ce moment-là. Ce jeune homme qui s’est auto-diagnostiqué autiste se fait un point d’honneur à tenir des propos irrévérencieux et outranciers et à se comporter de façon désagréable. Il est aussi très drôle et souvent touchant. Il m’appelle par un surnom un peu ridicule qui amuse beaucoup mes collègues et me suit dans le bureau d’entretien.

 

 Il me parle de ce qui lui « donne le cafard », c’est-à-dire la destruction qu’il pense prochaine de la planète et de l’univers. Il me parle des autres patients qu’il considère comme moins intelligents que lui, il établit des comparaisons, un classement. Je lui exprime que cette hiérarchie de valeur des vies humaines qu’il établit en permanence n’a pas l’air de le rendre très heureux, même si elle est encouragée par l’idéologie néolibérale contemporaine. Je lui demande s’il pense qu’il existe d’autres plaisirs que le plaisir sadique de dénigrer les autres. Il me raconte comment il a été lui-même moqué et dénigré petit et comment il s’en est sorti en déviant le harcèlement sur un autre enfant et en y participant activement. Nous parlons d’identification à l’agresseur. Il me montre une des chaînes youtube qu’il a créée. Il y poste de courtes vidéos de sa composition mettant en scène deux petites peluches qu’il considère comme ses frères adoptifs, l’une étant selon lui un robot. Ces deux personnages s’asticotent et s’insultent copieusement au sein de mise en scènes drolatiques au cours desquelles surviennent des événements absurdes. L’enjeu est la cohabitation entre un désir d’ordre et un désir de chaos. Je souligne sa créativité et il me rétorque que ce n’est pas créatif de s’insulter soi-même. Nous nous arrêtons sur ce sujet de l’autodévalorisation et allons rejoindre le groupe actualité qui va commencer quelques minutes plus tard, auquel nous participons tous les deux ainsi que de nombreux collègues et personnes en soin.

 

Ce matin-là, nous avons des invités au groupe actualité : plusieurs membres d’une association d’autoreprésentants autistes. Il s’agit initialement d’un collectif d’auto-représentants, que j’ai cherché à rencontrer il y a plusieurs années car je partageais leur critique du validisme, leur approche intersectionnelle et leur analyse politique critique anticapitaliste. Depuis, le collectif est devenu association, des liens se sont créées avec l’HDJ et certains de leurs membres animent une fois par mois un groupe de parole et une autre fois par mois un atelier d’écriture. Je propose un café à Herman. Il y a déjà un peu de monde au deuxième étage, dont la nouvelle stagiaire psychologue et la nouvelle stagiaire éducatrice spécialisée. Tout un groupe part à un atelier chant dans un lieu de la ville, atelier commun avec un ESAT artistique qui est une compagnie de théâtre et voix. Herman s’inquiète des nouvelles têtes et veut savoir qui sont les deux nouvelles jeunes femmes. Au passage je propose à Zacharie de participer au groupe ce matin.

 

 C’est un adolescent autiste, arrivé depuis peu à l’hôpital de jour. Âgé de 15 ans, il est assez farceur, craint les échanges de regards et n’aime pas trop rester en place. Il aime circuler librement dans la maison. Ce qui m’inquiète un peu est qu’il ne semble pas percevoir sa grande taille et sa stature imposante d’adolescent, donne l’impression de se vivre encore comme habitant un corps de petit enfant. Aussi, il suscite des catastrophes, dont la dernière est d’avoir abîmé le vélo d’une de nos collègues en jouant à grimper dessus. Comme je sais qu’il ne pourra pas aller à la piscine ce matin-là, une des deux collègues effectuant l’accompagnement du groupe piscine étant dans l’obligation d’accompagner Joseph dans un service hospitalier pour le traitement mensuel d’une pathologie chronique, je lui propose de nous rejoindre, tout en ayant une légère appréhension à l’idée qu’il va circuler entre le groupe actu et les autres parties de l’hôpital de jour, dont la cour où j’ai garé mon propre vélo. Je me rassure en me disant que ma collègue cheffe de service éducatif est présente dans la maison et sera attentive à lui si besoin. Les membres du groupe actu arrivent au fur et à mesure : Nicolas, qui sort de son entretien avec sa thérapeute, Tigran, qui arrive de notre annexe avec Martine, l’enseignante, Michel, qui apporte sa bande dessinée, Diego, mon collègue psychologue, John, qui vient de chez lui et passe seulement la matinée avec nous, comme Alban, qui ira au lycée l’après-midi après le groupe, Francine, ma collègue agente d’entretien, Mathis, bénévole à l’hôpital de jour et par ailleurs doctorant en sociologie et membre de l’association d’autoreprésentants autistes que nous recevons ce matin-là.

 

 Habituellement pour ce groupe nous sommes également rejoints par trois lycéennes d’un dispositif post-ULIS (Unité Localisée d’inclusion scolaire) d’un lycée de l’arrondissement, avec qui nous sommes en lien grâce à notre enseignante, mais ce matin elles se rendent à une sortie culturelle et ne seront pas présentes. Un autre bénévole, Patrick, psychanalyste par ailleurs, est souffrant et ne peut être présent ce matin-là. Nous donnons de ses nouvelles au groupe et pensons à lui. Aïda, une jeune femme autiste arrivée récemment à l’HDJ, est montée nous rejoindre au deuxième étage, mais elle préfère assister au groupe de l’extérieur, assise sur un banc derrière la porte. Diego propose à plusieurs reprises à Zacharie de se joindre à nous. Arrivent les auto-représentants autistes, Lou et Charles. Lou vient à peu près une fois par mois depuis plusieurs mois. Herman me dit à l’oreille qu’il ne sait toujours pas identifier s’il s’agit d’une fille ou d’un garçon. Je lui réponds que Lou est une personne trans. Charles vient pour la deuxième fois. A sa première venue un mois auparavant, il avait suscité un débat important sur la question de la désinstitutionnalisation, qu’il appelle de ses vœux. Il avait parlé des institutions comme d’un « casse-pipe » et s’était jugé chanceux d’y avoir échappé.

 

Alban, un jeune homme autiste de 17 ans qui fréquente l’hôpital de jour depuis plusieurs mois en parallèle d’un lycée ordinaire, lui avait répondu que ce lieu de soin n’était pas un casse-pipe, que c’était son pilier, ce sur quoi il pouvait s’appuyer pour supporter d’aller au lycée ordinaire. Ensuite en post-groupe avec Lou et Charles, et les professionnels, stagiaires et bénévoles qui animent le groupe actualité, nous avions eu un échange intéressant. Nous nous étions mis d’accord sur l’idée de définir chaque terme employé, pour que chacune et chacun se sente engagé dans la discussion collective. Le groupe de ce matin faisait donc suite à ce post-groupe. Après un tour de présentation, utile car Herman rencontrait Charles pour la première fois et se sentait initialement assez persécuté par lui, Lou et Charles ont donc évoqué à nouveau l’histoire de leur association. Ils ont expliqué qu’initialement étaient apparues des associations de parents ou de membres de la famille de personnes autistes. Que ces associations avaient eu progressivement pignon sur rue. Qu’en y regardant de près, le but de ces associations, de ces parents, n’étaient pas que les personnes puissent bien vivre en tant que personnes autistes, mais était de faire disparaître l’autisme, sous couvert de le guérir.

 

Nous avons notamment parlé de l’association internationale Autism Speaks, fondée initialement sur la croyance non vérifiée de la responsabilité de la vaccination dans l’apparition de l’autisme - association qui s’était ensuite transformée en promotrice de la méthode comportementaliste ABA, dont le but est de réformer les comportements autistiques des personnes pour les forcer à aligner leur comportement sur celui des personnes non-autistes. Ceci, au moyen de renforcateurs négatifs tels que la privation d’attention, et de renforcateur positifs tels que les bonbons. Michel, un jeune homme autiste qui fréquente l’HDJ depuis plusieurs années, se fâche contre Autism Speaks. Il ne supporte pas d’entendre ce qui se dit. « C’est n’importe quoi, il faut dire la vérité » nous dit-il. Lou et Charles expliquent alors qu’au vu de la divergence entre les intérêts de certains parents et les intérêts des personnes autistes, ils avaient décidé de créer leur propre collectif, composé uniquement de personnes autistes luttant pour leur propre droits et intérêts. Ils nous ont expliqué l’intérêt de l’auto-représentation, c’est-à-dire le fait que les personnes autistes se représentent elles-mêmes, sans en passer par les parents ou les professionnels. En les écoutant je repense au texte de Jim Sainclair, un militant auto-représentant autiste, « Parents, ne pleurez pas sur notre sort ». Ce texte nous a été lu au cours d’un précédent groupe actualité qui s’organise sous forme d’un atelier d’écriture, animé par deux autres membres de l’association d’auto-représentants que nous recevons ce matin.

 

 Jim Sainclair s’adresse aux parents dans ce texte poignant en leur faisant remarquer qu’en présentant l’autisme de leur enfant comme un grand malheur, en pleurant sur l’enfant non-autiste qu’il aurait pu être, ils étaient tout simplement en lien imaginaire avec un autre enfant que leur enfant réel, et ne faisait pas de place à celui-ci. Lou et Charles se mettent à parler du masking, terme anglais qui désigne l’injonction sociétale et comportementaliste fréquente faite aux personnes autistes à masquer leurs différences, notamment leurs gestuelles, à les transformer pour qu’elles passent pour des comportements considérés comme ordinaires. J’interpelle Tigran.

 

Ce jeune homme autiste qui fréquente l’HDJ depuis plusieurs années s’intéresse en ce moment au trucage, depuis qu’il a vu une vidéo sur Youtube où apparaissaient les âmes de Jésus et de Dieu. Ce jeune homme est très croyant et se pose beaucoup de question sur les origines de la vie. Au cours d’un précédent groupe actu, il nous avait demandé de lui définir ce qu’était un trucage. Après qu’un camarade lui ait lu une définition trouvée sur internet indiquant le fait de donner à quelque chose une fausse apparence, Tigran s’était brusquement tourné vers moi et m’avait dit « Ah oui j’ai compris ! Loriane si tu te mets des gants de pigeon et que tu t’envoles, alors ça c’est un trucage ! » Nous avions beaucoup ri ensemble à cette idée. Francine était intervenue pour lui parler de la foi, étant elle-même croyante, ce qui l’avait beaucoup rassuré. Je lui rappelle cet échange ce matin, pour comparer le trucage au masking. Tigran comprend. Il nous parle alors de ses auto-stimulations. Il a besoin fréquemment de se lever et de sauter sur place, ou de taper dans ses mains, de claquer des doigts, d’effectuer des balancements importants du buste, d’avant en arrière, de taper dans ses mains. Cela lui permet de se sentir bien.

 

Sa famille ne comprend pas ces gestes. Il nous explique qu’il les masque, en applaudissant dès qu’il est content, et surtout en jouant beaucoup au basket, ce qui lui permet de sauter et de taper. Quand il ne peut s’empêcher d’avoir ces gestes devant les membres de sa famille, ceux-ci incriminent l’HDJ, pensent que Tigran subit la mauvaise influence des autres patients, qu’il les imite. Sa différence est mal perçue, mal acceptée. Alban enchaîne en parlant de son besoin de parler à haute voix dès qu’il est seul. En ce moment il ressent le besoin de redire à haute voix les sketchs de deux frères humoristes martiniquais qu’il apprécie beaucoup. Il nous explique que lorsqu’il marche dans la rue, si la rue est très passante, il se permet de parler seul tout haut. En revanche, si la rue est peu passante, que l’on risque de trop le remarquer, il baisse le ton, met une main devant sa bouche en faisant mine de se caresser le menton, sort son téléphone ou ses oreillettes, afin de pouvoir continuer à parler sans être remarqué.

 

Plusieurs disent combien le masking est épuisant. Lou et Charles parlent de l’état de burn out dans lequel se retrouvent certaines personnes autistes, à force d’avoir à masquer et tranformer leurs besoins d’autostimulation, mais aussi leurs intérêts restreints. Je me dis intérieurement qu’il s’agit d’un burn out de la norme sociale. Nous enchaînons sur les intérêts restreints. John rêve d’être mangaka. Il a déjà écrit trois scénarios de mangas et les a envoyés à des éditeurs mais déplore de na pas avoir reçu de réponses. Michel, lui, dessine des comics. Il a inventé un monde « animal city », et voudrait l’adapter en dessin animé. Nicolas est passionné par les lignes de métro, la musique rap des années 2010 et 2020 et les détournements d’images et de vidéos. Alban est passionné par les rappeurs Booba et SCH, par l’orgue, les stations de métro, et l’art gothique.

 

Herman nous informe que son intérêt restreint est la destruction de l’humanité et éclate ensuite d’un rire sardonique. Michel et Alban sont choqués et veulent l’insulter mais sans dire de gros mots, ce qu’ils ne s’autorisent pas, aussi ont-ils installé sur leur téléphone un bip qu’ils déclenchent dès qu’ils veulent dire un mot grossier. « Herman, tu es un… » « BIP ! ». Tous les membres du groupe rient, eux aussi. Mathis, bénévole, qui s’est beaucoup intéressé aux chaînes youtube créées par Herman, lui dit qu’il a l’impression qu’un autre intérêt spécifique d’Herman est la sécurité informatique, et notre sécurité à toutes et tous. Il est vrai qu’Herman a installé des antivirus avec un tel niveau de vigilance qu’il ne parvient pas à se connecter au site de l’association d’autoreprésentants autistes, ce qui le frustre beaucoup. Nous parlons alors d’un autre site, qui est le site d’Autis’Mob, que nous avons crée récemment, ainsi qu’un compte instagram. Autis’Mob est une association que nous avons créée en 2021 avec des personnes autistes fréquentant l’HDJ, des membres de leurs familles, des professionnels et alliés. La présidente est la sœur d’un jeune homme qui fréquente l’HDJ.

 

 Le logo et le nom de l’association ont été proposées par une personne autiste et adoptés par vote. Le fonctionnement est démocratique et participatif. Nous l’avons créée dans un contexte de lutte contre la réforme de financement de la psychiatrie et pédopsychiatrie qui menace les lieux comme le nôtre, pratiquant des soins psychiques réguliers, continus, au long cours et accueillant des personnes autistes d’un tranche d’âge intermédiaire entre l’enfance et l’âge adulte. En effet, à l’HDJ, les personnes sont accueillies à partir de 14 ans et restent parfois jusqu’à plus de 30 ans. Sur le papier, notre agrément est 14-24 ans. La réforme qui est déjà très problématique en elle-même aura comme effet collatéral sur notre lieu un définancement massif dès qu’un patient dépassera les 18 ans. Les personnes de la tranche d’âge 18-25 ans accueillies en HDJ pédopsychiatrique cessent d’être protégées avec cette réforme, ce qui est hautement problématique. Nous avons fait beaucoup de choses avec Autis’Mob : courriers, communiqués, tribunes, manifestations, organisation d’une journée sur l’inclusion basée sur des témoignages… Plusieurs participants du groupe actualité en sont des membres actifs. Récemment, la présidente d’Autis’Mob a croisé Emmanuel Macron dans un musée et est allée lui parler de notre association. Cela nous a relancé dans l’idée de rédiger une lettre, de mettre au point des actions. Nicolas, un jeune homme autiste qui vient d’avoir 20 ans, anniversaire qu’il a fêté en même temps que mes 41 ans à l’HDJ avec un gâteau spectaculaire offert par sa mère, vient lui-même d’écrire un courrier à Brigitte Macron pour évoquer la pénurie de lieux d’accueil et de soin dans le département dans lequel il habite. Diego, psychologue, nous transmet que John s’ennuie. Il en a marre de la discussion et voudrait parler de ses rêves d’être mangaka.

 

 Nous parlons de nos rêves singuliers et collectifs. Ce à quoi nous souhaiterions parvenir collectivement, c’est d’arriver à être bien toutes et tous ensemble en permettant à chacun d’être lui-même. Mais cela est très compliqué, car ce qui fait du bien à l’un peut déranger l’autre. Par exemple, Aïda crie ce matin, elle appelle Francine sans cesse pour lui demander de préparer sa table de repas car elle a peur de déjeuner avec les autres. John et Michel supportent mal ses cris. Nicolas prend sa défense car il la trouve « très sympa ». Il y a aussi d’autres problèmes. La grossièreté d’Herman et la violence de ses propos mettent à mal certains alors qu’elle amuse beaucoup d’autres. La monomanie de John concernant les mangas trouve peu d’interlocuteurs sincèrement intéressés. Comment s’ajuster les uns aux autres, composer ensemble un collectif qui tienne, et nous porte… Nous nous arrêtons sur cette question et sur une indication d’Alban qui nous informe que le rappeur SCH sort bientôt un mixtape.

 

Au cours du post-groupe qui rassemble, comme je l’ai déjà dit, les professionnels, les stagiaires, les bénévoles et les auto-représentants autistes, ce jour-là Lou et Charles, nous reparlons de la matinée. Une stagiaire parle des effractions multiples, changements de sujets, logique associative… Ce qui fait que les sujets ne suivent pas toujours un fil linéaire – elle a trouvé cela un peu perturbant. Lou lui explique que c’est comme cela que ça fonctionne le mieux, que nous arrivons à quelque chose collectivement en respectant la singularité de chacun. J’exprime mon inquiétude quant à Alban qui arrive de plus en plus en retard au groupe. Charles nous dit alors qu’Alban a peut-être besoin d’expérimenter des transgressions qui ne font pas de mal aux gens, contrairement à la torture ou au meurtre, il nous dit que lui-même expérimente parfois de traverser, alors que le feu est rouge pour les piétons, quand il n’y a pas de voiture, ce qui lui fait du bien. Son intervention nous fait beaucoup d’effet. Il est vrai qu’Alban est très respectueux des règles, cela compte beaucoup pour lui. Nous décidons donc de respecter ses retards et de ne pas l’embêter avec cela. Nous nous disons au revoir. Le groupe chant est de retour.

De mon côté je vais voir Zacharie. Il a effectivement essayé de grimper sur mon vélo mais n’est pas allé plus loin. Par contre, ma collègue m’explique qu’il a essayé le casque de mon fils et s’est trouvé coincé, n’arrivant plus à le retirer. Elle l’a aidé. Nous rions en évoquant cette scène qui s’est bien terminée. J’enchaîne avec un autre post-groupe qui se déroulera sur le temps de déjeuner. Habituellement je déjeune avec les patients, sauf une fois par semaine où nous utilisons le temps du midi pour effectuer le post-groupe différé de l’atelier « composition de textes » du lundi après-midi. Je déjeune donc avec Diego, psychologue, Flora, éducatrice spécialisée, Mathis et Patrick, bénévoles. Mathis, comme je l’ai indiqué plus haut, est doctorant en sociologie et également adhérent à l’association d’auto-représentants autiste, en tant qu’allié. Lorsqu’il est arrivé il y a quelques mois, il a pointé ce qu’il estimait être des manifestations de l’hétéronormativité de l’institution et, plus généralement, de l’hétéronormativité de la psychanalyse. Cela a généré des frictions, des vexations, de l’incompréhension. Mais finalement, à force discuter, tout cela s’est apaisé. Chacune et chacun s’est laissé modifier, a pu se déplacer de son point de vue initial. Au final, cela nous a enrichi. Nous discutons de la dernière composition du groupe. Il s’agit d’un podcast que nous avons monté à partir d’un texte sur l’école composé collectivement, dans le cadre de liens que nous avons avec deux enseignantes très engagées d’école primaires de la région lyonnaise, dont une que j’ai rencontré aux Assises de la psychiatrie et du médico-social. Notre capsule sonore va être diffusée dans leurs école. Le texte que nous avons écrit a été découpé en phrases que nous avons tirées au sort et lues chacun à la suite des autres. C’est Marie, stagiaire psychologue pour la troisième année consécutive à l’HDJ, mais aussi amie et membre d’Autis’Mob qui a monté l’ensemble. Elle ne peut assister au post-groupe car elle effectue un stage dans un autre service ce jour-là de la semaine. Nous écoutons la capsule sonore qu’elle nous a envoyé.

 

Il est émouvant de reconnaître les voix des uns, des unes et des autres. Les phrases sont fortes, parfois empruntes de souvenirs douloureux de harcèlement scolaire subi par certains patients. Je m’interroge sur la réception par des enfants d’âge primaire. Nous verrons. Nicolas arrive, nous lui faisons écouter. Il est très content de s’entendre, très content du texte. Il n’en est pas à son premier podcast, l’année dernière en partenariat avec l’association d’éducation aux médias Chronos et Kaïros nous avions déjà monté trois émissions de radios. Anna, assistante sociale, nous rejoint pour discuter. Nicolas nous évoque son désir de faire un séjour en Afrique, si possible au Cameroun. Nicolas est blanc, a des origines slaves, et rêve d’être noir, adore tout ce qui se réfère à l’Afrique, est particulièrement ami avec les patients d’origine africaine.

 

Le problème est que nos séjours ne peuvent excéder 5 jours, ce qui est court pour partir en Afrique. Nous évoquons l’idée de créer un club thérapeutique, pour organiser des séjours lointains, nous nous prêtons à rêver… Nicolas me rappelle que nous devons nous voir tous les deux en entretien comme chaque semaine, alors nous y allons. Il me parle d’une vidéo sur youtube que, dit-il, il ne peut s’empêcher de regarder sans éclater de rire. Un homme dans le métro a filmé avec son smartphone la détresse d’un garçon de 9-10 ans qui entre dans le métro et voit les portes se refermer derrière lui sans que ses parents aient eu le temps de monter derrière lui. Cet homme a ensuite posté la vidéo sur les réseaux sociaux, ce qui a déclenché une vague de moqueries, imitations de la détresse de cet enfant. Nicolas me montre la vidéo. J’ai les larmes qui me montent aux yeux. J’ai très envie de serrer mes propres enfants dans mes bras. Nicolas le sent, il me parle alors de ma fille, qu’il a rencontrée au cours d’un événement culturel que nous avons organisé tous ensemble il y a quelques mois.

 

Nous échangeons une minute sur tous les dessins qu’il m’a offerts qui me représentent, moi, ma famille, mon mari, mes enfants. Je demande à Nicolas ce qu’il pense qu’il se passe pour lui pour que finalement, il se sente captivé par cette vidéo et qu’il ne puisse s’empêcher de rire. Il me dit que sa mère lui a rappelé que lorsqu’il avait 11 ans, il s’était perdu à l’aéroport, ne trouvait plus son père, et s’était effondré en larmes. Nous parlons du sentiment d’abandon, d’effondrement, de solitude, de détresse, et de ce phénomène, qui consiste à chercher à devenir célèbre en faisant des « vues » sur les réseaux sociaux au moyen de vidéos qui tournent en ridicule les moments considérées comme de faiblesse des autres. Nicolas lui-même voudrait beaucoup être célèbre, il a déjà effectué de telles vidéos. Nous avons dû le forcer à les retirer car elles mettaient en scène d’autres patients de l’HDJ, et lui demander de ne plus apporter son téléphone portable à l’HDJ. Il voudrait aussi être noir car il trouve que les noirs sont très forts pour la musique. Il adore un chanteur de rap et me demande d’écouter une de ses chansons, une chanson d’amour. Il est question de signifier à une femme qu’on l’aime, en « l’élevant au rang de reine ». Je passe sur l’approche sexiste du texte et demande à Nicolas ce qu’il aime dans cette chanson. Il me dit que si elle est reine, c’est que lui est roi ; et lui, Nicolas, voudrait être le roi de la diversité, la diversité d’activités humaines. C’est pour cela qu’il nous dessine, nous les professionnelles de l’HDJ, non pas en reines, mais en stars. Il est vrai qu’il attribue à chacune et chacun de nous un alter ego qui est généralement une star de la musique. Nous nous arrêtons là-dessus. En sortant de l’entretien, me préparant à consacrer mon après-midi à assurer de financement de nos supervisions d’équipe, je croise Diego. Nous parlons de la matinée, et de tout ce que nous faisons ensemble depuis plusieurs années au niveau du travail. « Il faudrait le raconter, me dit-il, tu devrais le raconter quand tu interviens quelque part ».

 

Alors c’est ce que je fais ce matin.

 

J’ai intitulé ce texte « pratiques contre-hégémoniques en pédopsychiatrie ». Certains et certaines se demandent peut-être en quoi les pratiques décrites ici sont contre-hégémoniques. Je tiens à faire remarquer quelques indices. Tout d’abord, il est possible de constater que, malgré mon statut de médecin psychiatre cheffe de service, je passe beaucoup de temps en atelier et avec les jeunes. Tout me pousse, pourtant, à passer mon temps dans un bureau devant un ordinateur. En effet, mon métier s’est considérablement déplacé vers des exigences administratives, bureaucratiques, liées au codage, au contrôle de la qualité, au contrôle des dépenses, et à toute une activité dite de « coordination » qui voudrait que je consacre mon temps au téléphone ou par mail avec des « partenaires » multiples qui interviennent auprès des patients. Animer des ateliers, déjeuner avec les patients, passer beaucoup de temps avec eux demande donc un ajustement compliqué et massif de ma part et est, en soit, une pratique qui signifie quelque chose. Il est également possible de remarquer que les professionnels de toutes formations travaillent ensemble sans compartimentation. Que les patients ont une liberté de choix et de circulation. Que nous abordons directement avec celles et ceux que ça intéresse les modalités contemporaines de l’aliénation sociale. Que nous nous engageons ensemble, personnes concernées, familles, professionnels. Que le collectif est le support de nos quêtes de sens et d’émancipation.

 

Plus généralement, nous cherchons à créer et maintenir une continuité. La continuité, continuité psychique, continuité du travail, c’est ce qui est le plus attaqué par la réorganisation néolibérale des services publics au moyen d’une privatisation de l’intérieur qui favorise les interventions ponctuelles, les travailleurs intérimaires, les orientations et adressages, qui organise la non-rencontre. Cela met en danger les patients, comme on l’observe tragiquement dans les services de soins somatiques. J’espère avoir fait sentir dans ce texte combien chaque moment avec un jeune ou avec un groupe s’inscrit dans une histoire, dans un tissu de relations engagées, dans un lien. Lutter contre l’atomisation des services publics et pour la poursuite de pratiques de réels soins psychiques passe d’abord à mon avis par cette lutte active pour la continuité, le collectif et la prise en compte de l’aliénation sociale c’est-à-dire des conditions de vie réelles des personnes.

​

Loriane Bellahsen

​

​

bottom of page