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Néolibéralisme, subjectivation entrepreneuriale et pratiques du commun

 

Pierre DARDOT, philosophe, auteur

 

Pourquoi s’interroger sur la subjectivation? Le terme doit être ici entendu dans son sens foucaldien. Il s’impose dès lors que l’on se  refuse à partir du sujet comme d’un donné préalable qui serait toujours déjà constitué, fut-ce sous la forme d’un rapport à soi originaire. Ce terme renvoie donc au processus de production ou de constitution d’un sujet, considéré dans sa dimension proprement historique, c’est-à-dire à travers la mise en œuvre de certaines pratiques.

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 Cependant les pratiques de subjectivation sont très hétérogènes. Si l’on convient de nommer à la suite de Foucault  « autosubjectivation » le mode  par lequel le sujet se produit activement dans un rapport à soi, on dira que toute subjectivation n’est pas une autosubjectivation et qu’il est assurément des modes de constitution du sujet qui font de ce dernier un effet de l’investissement de l’individu par le pouvoir. Bref, il est des subjectivations qui sont libératrices en ce qu’elles relèvent d’une pratique de transformation de soi par soi et d’autres qui sont assujettissantes en ce qu’elles produisent un rapport à soi qui n’est jamais que l’effet d’une action du pouvoir sur l’individu. Notre propos sera d’établir que la gouvernementalité néolibérale produit un type tout à fait singulier de subjectivation-assujettissement qui n’est autre que la subjectivation entrepreneuriale. Mais cette subjectivation a ceci de particulier qu’elle remet en cause la netteté du partage entre autosubjectivation et subjectivation-assujettissement : il est de plus en plus difficile de discerner ce qui relève, dans le rapport à soi considéré en lui-même, de l’autotransformation et ce qui relève d’une action exercée par le pouvoir. La raison en est la spécificité du mode néolibéral de gouvernement des hommes.

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La gouvernementalité néolibérale et l’intériorisation de la norme de la concurrence

Gouverner définit un exercice spécifique du pouvoir, celui qui consiste à conduire des conduites ou à agir sur des actions possibles, mode d’action qui n’est réductible ni à la violence ni au lien volontaire du contrat. Foucault joue d’ailleurs intentionnellement sur l’équivoque du verbe « conduire » qui signifie à la fois mener les autres et se comporter dans un champ plus ou moins ouvert de possibilités. Conduire la conduite correspond par conséquent à un mode d’action oblique et indirect : non pas commander directement à des individus d’agir de telle ou telle manière, mais aménager par avance un espace de possibilités tel que les individus auront à y inscrire leur propre action. Plus largement, ce qui est en cause, c’est un sens élargi du terme de « discipline »: non pas la discipline comme fabrique de corps dociles (dans l’atelier, l’asile ou la prison), mais la discipline comme structuration du champ d’action des individus. On n’entend pas dicter à la personne ce que l’on attend d’elle, mais agir en amont sur les conditions de son action pour l’amener à faire par elle-même ce que l’on attend d’elle. Il s’agit simplement d’aménager un cadre à l’intérieur duquel les actions des autres auront à s’inscrire. C’est là très exactement ce que Foucault appelle « gouvernementalité ».

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Par conséquent, si « assujettissement » il y a, celui-ci ne consiste pas en la soumission à la volonté d’un autre, en une dépendance intégrale à l’égard de la volonté d’une autre personne, mais bien dans l’intériorisation d’une norme à partir de la création de situations de mise en concurrence. Il ne s’agit pas de requérir une adhésion des sujets sous la forme d’une croyance dans les vertus de la concurrence. Il s’agit d’abord et avant tout de jouer sur la liberté d’action des individus placés dans une situation de concurrence qu’ils n’ont pas eux-mêmes choisie. Il s’agit d’abord et avant tout de produire un  changement dans la conduite, et non de requérir un changement de croyance comme condition préalable. Les concepts de « servitude volontaire », d’« obéissance » et de « désobéissance », sont ici complètement inopérants. C’est d’un consentement pratique plutôt que d’une adhésion intellectuelle qu’il s’agit. Cela est d’autant plus vrai qu’il n’y a pas d’idéologie néolibérale parfaitement unifiée, même s’il y a indiscutablement une doctrine néolibérale dont l’élaboration  a demandé plusieurs décennies.

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On peut ainsi saisir sur le vif les mécanismes d’incitation qui ont pour fonction de faire intérioriser la norme de l’entreprise aux salariés. On a affaire le plus souvent à une singulière combinaison d’incitation et de discipline (prise au sens élargi que nous lui avons donné plus haut). La compagnie américaine d’assurance santé Aetna a initié une formule pour le moins originale : elle incite ses salariés à enchaîner 20 nuits de 7 heures minimum en échange d’une prime de 20 dollars par nuit. A cette fin, elle les engage à accepter de se faire surveiller la nuit au moyen d’un bracelet connecté : elle peut ainsi mesurer la fréquence cardiaque de chaque salarié et par là même sa productivité. Certes l’initiative fonctionne sur la base du volontariat et les salariés qui ne dorment pas bien ne seront pas pénalisés. Mais on peut légitimement se demander ce qu’il en est de la liberté laissée aux autres salariés de refuser de jouer le jeu. Nul doute en effet que les salariés volontaires auront un rôle d’entraînement pour tous les autres en raison de leurs primes et de leurs performances supérieures. Un autre exemple de cette même combinaison entre incitation et discipline peut être donné dans ce même secteur de l’assurance santé : le 8 septembre dernier, Generali France a proposé à ses clients entreprises de mettre en place un « programme visant à améliorer le bien-être de leurs salariés », dénommé « Generali Vitality », qui sera effectif à compter du 1er janvier 2017. Le salarié est invité à évaluer son régime alimentaire, son mode de vie et santé à travers un questionnaire en ligne. A l’issue de ce questionnaire des objectifs personnalisés sont proposés au salarié. Le salarié qui décide de s’engager suit les recommandations du programme pour atteindre les objectifs fixés et cumuler des points. Plus le salarié cumule de points, plus son statut est élevé et plus il obtient de récompenses auprès des partenaires de Generali Vitality Club Med, Fnac, Décathlon, etc.). Bien entendu, compte tenu de la législation en vigueur en France, Generali France ne peut offrir des tarifications personnalisées, c’est-à-dire différencier les tarifications en fonction des réponses de chaque individu au questionnaire. La tarification est encore proposée sur la base de statistiques moyennes de la population d’une entreprise. Mais le plus remarquable est que ce programme en appelle à l’autonomie des personnes désireuses d’agir pour leur santé sans tomber dans l’ancienne relation de soumission à un médecin ! Les entreprises sont amenées ainsi à intégrer le souci de la santé de leurs salariés dans leur propre management et leur propre gestion.

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Certes, il serait imprudent d’en tirer la conclusion que la logique taylorienne  a disparu au profit de mécanismes souples d’incitation. Cette logique prévaut de façon féroce dans certains secteurs de l’économie. Ainsi, selon une étude publiée par l’ONG britannique Oxfam, la grande majorité des 250000 ouvriers du secteur volailler aux Etats-Unis travaillent dans un tel climat de peur qu’ils n’osent pas demander de pauses pour aller aux toilettes et portent des couches au travail pour éviter toute interruption. Il reste que l’avènement de la gouvernementalité néolibérale a promu une forme très particulière de subjectivation qui fait de l’entreprise le modèle même de toute subjectivation.

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Le capital comme forme de subjectivation

L’interventionnisme néolibéral doit établir et faire respecter le principe régulateur de la concurrence à travers toute la société. Comment atteindre cet objectif ? En généralisant la forme entreprise à toute la société, soit en travaillant à construire une « société d’entreprise ». Cette généralisation implique de transformer le rapport que chaque individu entretient avec lui-même : c’est en effet chaque individu qui doit apprendre à se considérer comme une entreprise en concurrence avec les autres, et donc à considérer les autres eux-mêmes comme des entreprises. Il faut ici prendre en compte les deux faces que présente l’entreprise : en externe elle intervient sur le marché à la recherche de profits selon la loi de l’offre et de la demande, en interne elle fait du management un mode d’exercice du pouvoir destiné à mobiliser toutes ses ressources pour atteindre cet objectif. L’« entreprise de soi » présente ces deux mêmes faces : en externe il s’agit de rechercher des clients sur un marché où interviennent d’autres entreprises, en interne il s’agit de faire prévaloir un certain type de rapport à soi dans lequel l’injonction à innover en permanence occupe une place centrale. Apprendre à faire des inventaires et des bilans réguliers, être son propre créateur, pratiquer un autocontrôle continu et virtuellement indéfini, élever l’obligation de résultat au rang d’une véritable norme de vie, tels sont les principaux impératifs de ce « management de soi-même ». On le  voit, cette injonction à devenir soi-même une entreprise ne se confond nullement avec l’injonction à s’identifier à l’entreprise dont on est soi-même un employé (ce que l’on appelle parfois l’« esprit d’entreprise »). Ce qui est en question, c’est une transformation pratique radicale du rapport à soi-même.

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L’originalité du néolibéralisme, au moins dans sa version américaine, est précisément de partir du point de vue du travailleur sur sa propre activité de travail, donc précisément d’un rapport à soi. Mais adopter le point du vue du sujet sur son travail implique de rejeter la distinction entre force de travail et travailleur : car, pour autant que la force de travail soit une marchandise que le travailleur possède, elle ne fait pas corps avec sa personne, en d’autres termes le travailleur n’est pas la force de travail dont il cède au capital l’usage pour un temps déterminé moyennant salaire. Dit encore autrement, la force de travail n’est pas et ne peut être le sujet du travail. En revanche, si l’on considère le travailleur comme un « sujet économique actif », alors on s’imposera, à suivre les néolibéraux, de prendre en compte l’aptitude ou la compétence du travailleur et l’on tiendra cette compétence pour une sorte de « capital » dont le salaire constituerait lui-même le revenu. Mais parler de capital pour désigner la compétence du travailleur implique que ce capital soit distingué des autres capitaux dont parle le plus souvent l’économie politique, ceux qui ont été investis dans une entreprise par leurs détenteurs et « physiquement » réalisés: en effet, le capital-compétence a ceci de spécifique qu’il ne peut pas être séparé de celui qui est compétent, c’est-à-dire du travailleur lui-même. C’est là ce qui fait toute la différence avec la marchandise force de travail sur laquelle se concentre l’analyse marxiste. Tandis que la force de travail est cédée pour une période déterminée à un entrepreneur détenteur de capital, précisément parce qu’elle est dissociable du propriétaire qui la vend, la compétence-capital ne peut être « aliénée » de la sorte pour la raison qu’elle « ne peut pas être dissociée de l’individu humain qui en est le porteur », car elle est coextensive à toute la durée de vie du travailleur en tant que travailleur. Elle est faite à la fois d’éléments innés et d’éléments acquis, dont, au premier chef, l’éducation et la formation. C’est justement en quoi il s’agit d’un « capital humain ». Passer de la force de travail à la compétence c’est ainsi passer de la marchandise au capital, ou encore de la marchandise que l’on a et que l’on vend mais que l’on n’est pas, à l’entreprise que l’on est pour soi-même ou au capital que l’on est soi-même. Or si l’on peut toujours se séparer de ce que l’on a, on ne peut jamais se séparer de ce que l’on est. Le travailleur est ainsi à lui-même son propre capital puisqu’il est pour lui-même la source de ses revenus, il « apparaît comme étant pour lui-même une sorte d’entreprise ». C’est la principale raison qui disqualifie la deuxième critique du néolibéralisme dont il est question au début de la Leçon du 14 février 1979 : croire que le néolibéralisme c’est la société marchande analysée par Marx dans le Livre I du Capital, c’est ne pas voir que c’est « la multiplicité et la différenciation des entreprises » et non l’uniformisation marchande qui est au principe de la gouvernementalité. Cette remarque atteint du même coup un certain discours sur l’« aliénation » qui semble retrouver aujourd’hui une nouvelle jeunesse : ce n’est pas la forme marchande qui viendrait recouvrir une  « bonne » subjectivité donnée dans l’immédiateté du vécu, mais c’est la forme entreprise qui est devenue la forme de la production des subjectivités. Et s’il est vrai qu’un capital est pour l’essentiel une valeur à valoriser et que le travail n’est rien d’autre que la mise en valeur d’un certain capital, il faut dire que ce qui importe n’est pas la valeur de la force de travail ( car d’un point de vue marxiste les frais de formation de la force de travail, tout en déterminant la valeur à laquelle le capital achète cette force, ne font pas pour autant de la force de travail un capital) ni la valeur créée par la force de travail, ni même la différence entre ces deux valeurs, mais la valeur que le sujet est pour lui-même et qu’il a lui-même à valoriser toujours plus tout au long de sa vie.

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On ne saurait trop souligner l’importance de cette idée de l’entreprise élevée au rang de modèle du rapport à soi pour les sujets. Chacun est un capital, c’est-à-dire une valeur qu’il a à valoriser toujours plus tout au long de sa vie par des investissements. On sait que l’argent qui se rapporte à lui-même sur le mode de l’autovalorisation (A-A’) est la formule même du capital financier. On pourrait dire que le sujet qui se rapporte à lui-même sur le mode de l’autovalorisation (S-S’) est le sujet devenu pour lui-même capital financier ou le capital financier fait sujet, le capital lui-même comme forme de subjectivation. Et c’est bien en ce sens qu’on est fondé à parler de la subjectivation néolibérale comme d’une subjectivation financière. L’extension universelle de l’entreprise sous la forme d’une démultiplication indéfinie d’entreprises de soi constitue un ressort subjectif qui n’est pas à négliger. Car le plus important est de comprendre qu’on a affaire à de véritables « programmations » politiques de la part des gouvernements : c’est de ce côté-là, comme le dit Foucault, que s’orientent les politiques économiques, sociales, culturelles et éducationnelles de tous les pays développés. Avec le néolibéralisme, il ne s’agit donc pas simplement d’une critique intellectuelle de la théorie marxiste au nom d’une description plus fidèle de la réalité du travail, car cette critique a une dimension performative tout à fait essentielle, elle vise à transformer profondément la réalité : il s’agit bien d’obtenir des individus qu’ils se comportent effectivement comme des entreprises et qu’ils se rapportent pratiquement à eux-mêmes comme à un capital, de telle manière que le rapport à la force de travail ne puisse plus jouer comme levier de la résistance au rapport d’exploitation. Il s’agit de transformer effectivement le travail en activité de valorisation du capital humain, donc en pratique de l’entreprise de soi.

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L’illimitation de la jouissance de soi

Par là c’est la grande entreprise comme institution qui tient lieu de modèle, alors même que son gigantisme et son caractère d’acteur collectif la rendent inaccessible au sujet individuel. La pratique de l’entreprise de soi fait intérioriser la logique de la concurrence par l’innovation en faisant au sujet un devoir de « s’automaximiser ». Il n’y a rien là qui soit l’effet du jeu spontané des lois de l’accumulation du capital, mais, tout au contraire, le résultat de dispositifs de pouvoir construits en ciblant l’individu lui-même.

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Plus largement, c’est la « pulsion d’accumulation » qui trouve matière à se développer sur ce nouveau terrain d’une manière originale. On a pu noter, à juste titre, que la grande entreprise avait ouvert un nouvel espace à la tendance à l’illimitation de l’accumulation qui avait pris un caractère à la fois anonyme et systémique. La financiarisation néolibérale a fait de la grande entreprise l’institution maximisatrice par excellence, celle dont la logique est jusqu’à un certain point autonome relativement au désir d’enrichissement du capitaliste individuel. Mais en même temps, avec la subjectivation entrepreneuriale, c’est la « pulsion d’accumulation » qui tend à se généraliser à tous les individus, ouvrant par là un nouveau champ à la réalisation de la tendance à l’illimitation. Car cette illimitation de l’accumulation est loin d’interdire toute forme de jouissance. Contre une vision idyllique du capitaliste des origines en pur abstinent, Marx avait lui-même relativisé le conflit entre « pulsion de jouissance » et « pulsion d’accumulation » : à certain degré de développement de son capital, le capitaliste peut « en même temps mener plus joyeuse vie et renoncer plus ». Mais il avait poussé plus loin l’analyse en affirmant que le capitaliste industriel devient plus ou moins incapable de remplir sa fonction « dès lors qu’il veut l’accumulation des jouissances plutôt que la jouissance de l’accumulation ». Il faut être ici attentif à la figure du chiasme : elle signifie que la jouissance qui rend le capitaliste pleinement adéquat à sa fonction sociale n’est pas de l’ordre de la consommation, qu’elle n’est pas la fin en vue de laquelle l’accumulation de valeur a lieu. Le rapport de la jouissance à l’accumulation n’est plus ici pensé comme un rapport de finalité externe en vertu duquel l’accumulation serait le simple moyen de la jouissance. L’impératif capitaliste ne s’énonce pas : « accumule pour jouir », ni non plus : « jouis en accumulant », mais bien : « jouis d’accumuler », c’est-à-dire « jouis de la production et de l’accroissement de la valeur ».

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Si l’on prend la peine de traduire cette injonction en termes de subjectivation, on obtient une identification du sujet à l’accroissement de sa propre valeur. Le discours capitaliste, du moins dans sa forme néolibérale, ne fait pas tant miroiter la promesse d’une saturation du désir par la consommation que celle d’une plénitude atteinte dans l’accroissement illimitée de la valeur que le sujet est pour lui-même. La jouissance relève ainsi de la production de soi comme valeur, comme autovalorisation. On a là la vérité du « capital humain » : la valeur qui se valorise toujours plus n’est plus seulement le moyen de la jouissance, elle devient l’objet de la jouissance. Le sujet auto-augmenté est le sujet qui jouit de la valeur qu’il est pour lui-même. La jouissance ainsi comprise ne consiste plus dans la consommation de valeurs d’usage.

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 Stricto sensu, ce terme doit s’entendre dans son acception lacanienne : la jouissance n’est pas le plaisir, qui est encore de l’ordre de la limite en ce qu’il est la satisfaction d’une tendance, elle est au-delà du plaisir en ce qu’elle est jouissance de soi au-delà de toute limite. C’est en quoi elle est de l’ordre de l’impossible. Comment peut-on se figurer la condition néolibérale aboutie et accomplie ? Martin Crimp est l’auteur d’une pièce remarquable, intitulée Dans la République du bonheur, que l’on peut regarder comme la mise en scène inégalée de l’imaginaire de la performance/jouissance. La troisième et dernière partie est intitulée « Dans la République du bonheur », soit le titre donné à la pièce dans sa totalité. En effet, c’est seulement dans la troisième partie que nous sommes vraiment dans la République du bonheur, comme l’indique suffisamment la citation en exergue du début du Paradis de Dante : « Tu n’es pas sur terre, comme tu crois ». Comme le Paradis pour Dante, l’excès de la jouissance est proprement insupportable. Ce sont les mots du personnage de l’oncle Bob qui nous éclairent sur la condition des citoyens de cette étrange République : il dit ne pas se souvient de ce qu’il vient de dire à l’instant et ne pas non plus arriver à se rappeler comment est son interlocutrice. Et, en même temps que le souvenir, c’est le monde lui-même qui disparaît : « le paysage est indistinct », « la pièce est complètement vide », il n’y a plus de « concitoyens ». Perte du souvenir et perte du monde sont le prix à payer pour l’illimitation de la jouissance : là où est censée régner la plénitude du rapport à soi, il n’y a plus d’altérité qui tienne, ni en soi ni en dehors de soi. La vérité est qu’il n’y a pas de « bonne illimitation ». Il n’y de condition humaine partagée que dans le sens de la limite. La promesse néolibérale est celle d’un bonheur impossible à partager. La « République du bonheur » figure scéniquement l’impossible de la jouissance de soi.

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L’imaginaire néolibéral

Au vu des considérations précédentes, c’est l’imaginaire néolibéral qui apparaît comme étant fondamentalement un imaginaire entrepreneurial. Mais ce terme même d’« imaginaire » doit être clarifié tant il est susceptible de donner lieu à des confusions et des malentendus. En guise de conclusion on distinguera trois significations principales que l’on peut attacher à cette notion d’ « imaginaire ».

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1/En premier lieu, ce que l’on pourrait appeler, à la suite de Foucault, l’« utopie néolibérale ». Dans la Leçon du 14 mars consacrée au néolibéralisme américain et à la théorie du capital humain, Foucault se réfère à la façon dont Hayek, déplorant que le libéralisme ait toujours laissé aux socialistes le soin de fabriquer des utopies, faisait valoir que le libéralisme a besoin, lui aussi, d’utopie et ne saurait se réduire à une « alternative technique de gouvernement ». Il est légitime en ce sens de parler d’une utopie néolibérale à condition de désigner par là l’idéal vers lequel tend l’action des néolibéraux. Or cet idéal, commun aux néolibéraux allemands et austroaméricains, a été très tôt défini par Franz Böhm comme celui d’une « société de droit privé ». Mais le terme d’ « imaginaire » n’est guère pertinent ici dans la mesure où il s’agit d’une élaboration intellectuelle assez poussée qui a pris la forme d’une doctrine cohérente dès les années 1960. Il s’agit là du noyau dur de la doctrine du néolibéralisme, et non de tel ou tel courant idéologique s’inscrivant dans la rationalité néolibérale.

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2/ On peut également, à la suite de Castoriadis, tenir l’imaginaire pour une dimension constitutive du social, à la différence de l’imagination qui est une faculté du sujet. Cependant, il ne suffit pas de référer les significations de cet imaginaire au pouvoir créateur du « collectif anonyme et impersonnel ». Correctement compris, le « faire instituant » ne prend corps que dans des pratiques sociales déterminées. Ainsi le mode d’exercice du pouvoir propre au néolibéralisme tend à faire de l’entreprise une véritable « signification sociale imaginaire ». Cet imaginaire de l’entreprise n’est pas de l’ordre de la pure et simple illusion, il est produit et entretenu par des pratiques sociales qui ont des effets bien réels sur la façon dont les sujets se conduisent à l’égard d’eux-mêmes et, par voie de conséquence, à l’égard des autres. En ce sens, on peut parler d’un imaginaire entrepreneurial produit par les pratiques de l’entreprise de soi.

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3/ Enfin, on peut parler d’un imaginaire néolibéral à propos de l’imaginaire de la performance/jouissance, dans un sens qui est cette fois-ci beaucoup plus proche de l’usage qu’en fait Lacan que de celui de Castoriadis. Ce qui est alors en question est l’illimitation de la jouissance de soi en tant qu’elle fait miroiter au sujet une plénitude dans l’ordre du rapport à soi. Il s’agit alors de ce que nous avions appelé dans La nouvelle raison du monde « l’imaginaire de la condition néosubjective » (expression dans laquelle « néosubjective » renvoie au « néosujet » ou « sujet néolibéral »). Mais cet imaginaire là ne peut avoir de prise sur les sujets que dans la mesure où il joue sur le terrain de l’imaginaire social, c’est-à-dire sur le terrain des pratiques de l’entreprise de soi. La distinction entre les deux dernières significations de l’imaginaire est sans doute difficile à mettre en œuvre, mais elle est théoriquement indispensable. On sait d’ailleurs que, même chez Lacan, en dépit du partage très net entre les deux ordres du symbolique et de l’imaginaire, la notion d’imagination n’est pas parfaitement univoque : comme chez Pascal, dont Lacan a beaucoup appris, l’imagination est à la fois puissance constitutive et puissance trompeuse. L’imaginaire néolibéral présente lui-même ces deux faces : d’un  côté, il constitue le social-historique à partir de pratiques bien réelles ; de l’autre, il fait consister la jouissance dans la production de soi comme valeur à travers ces mêmes pratiques. C’est dire combien cet imaginaire est irréductible à ce qu’il est convenu d’appeler l’ « idéologie ». C’est dire aussi qu’il appartient à ceux qui le contestent de produire un imaginaire alternatif, non en partant d’un pur rapport à soi abusivement isolé comme unique foyer de résistance, mais par l’invention de nouvelles pratiques collectives. Ces nouvelles pratiques ce sont celles que nous désignons comme des pratiques du commun.

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L’alternative du commun

Tout d’abord, pourquoi parler du commun et des « communs », et non de « choses communes » ou de « bien(s) commun(s) », au singulier ou au pluriel, puisqu’il est d’usage de qualifier au moyen de l’adjectif « commun » ? Pourquoi recourir à cette substantivation de l’adjectif « commun » et que signifie-t-elle? Et finalement, qu’est-ce que le commun et qu’est-ce qu’un commun ?

Il est une première manière de qualifier par l’adjectif commun qui remonte au droit romain et qui consiste à désigner un certain nombre de choses comme communes (res communes) : il s’agit nommément de l’air de l’eau courante, de la mer et des rivages de la mer. Ces choses sont alors considérées comme étant communes par nature : elles sont inappropriables et réservées pour l’usage de tous. Cette désignation est avant tout négative. Les choses communes sont soustraites à la sphère de l’appropriation, qu’elle soit étatique ou privative. Elles ne sont pas en attente d’un maître, elles échappent à la sphère de la maîtrise en raison de leurs caractéristiques internes : elles sont censées être communes en fait.

Il est une seconde manière de qualifier de commun qui se rapporte non directement à des choses mais au bien ou à des biens. On parlera ainsi du « bien commun » pour signifier le juste au sens éthique et politique. Cette manière de parler remonte à Aristote et a inspiré peu ou prou toute la philosophie politique occidentale : le bien politique c’est le juste (to dikaion) ou encore l’avantage commun (to koinê sumpheron). Mais, pris  en ce sens, le bien commun n’est pas une chose susceptible d’appropriation, c’est une norme ou une règle de droit, le juste consistant en une certaine égalité, qui donne son unité à une communauté politique. Quant à savoir comment il faut déterminer à chaque fois le contenu de cette exigence d’égalité, c’est là une autre affaire.

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Si l’on parle également des « biens communs » c’est pour mieux distinguer ce type de biens d’autres types de biens à l’intérieur d’une classification plus générale. On différenciera ainsi « biens privés », « biens publics » et « biens communs ». Cette classification a été élaborée par l’économie standard en fonction d’un certain nombre de critères, ceux de la rivalité et de l’exclusivité. Schématiquement, on définira un « bien privé » par la rivalité et l’exclusivité, un « bien public » par la non-rivalité et la non-exclusivité, un « bien de club » par l’exclusivité et la non-rivalité, un « bien commun » par la non-exclusivité et la rivalité (les pâturages, les zones de pêcherie et d’irrigation, etc.). Trois points font problème dans cette nomenclature. Le premier point est le caractère négatif de la définition des biens « publics » ou encore « collectifs »: ils ne peuvent être produits spontanément par le marché, ils procèdent d’une défaillance du marché qui est regardé comme le mécanisme normal d’allocation des ressources. Le fait de prendre en compte les conséquences de ces biens sur la société (les « externalités »), et non plus seulement leur mode de consommation, ne remet nullement en cause cette primauté du marché.  Le deuxième point est l’équivocité qui s’attache au terme de « bien » en raison de ce caractère négatif.  En effet, ce terme peut tout aussi bien renvoyer à l’utile ou à l’avantageux au sens éthique et politique (agathon, en grec) qu’à ce qui est susceptible d’acquisition et d’échange (ktêsis en grec). Ainsi le « bien commun » de la philosophie politique s’identifie à l’avantage commun, mais il n’est pas un bien au sens de ce qui peut être possédé et échangé. Le troisième point est le caractère hybride des « biens communs » qui sont des biens mixtes définis par le croisement des deux critères (rivalité et exclusivité) et sont donc toujours appréhendés à partir de leur mode de consommation, ce qui fait obstacle à la reconnaissance de l’autonomie des communs.

Recourir au substantif comme nous le préconisons, en parlant de « communs », implique une rupture méthodologique avec cette réification des choses communes comme avec la logique de la classification des biens. Un commun est d’abord et avant tout affaire d’institution, il est d’abord et avant tout un espace institutionnel délimité par des règles pratiques élaborées collectivement. « Instituer » ce n’est ni « constituer », ni « institutionnaliser ». « Constituer » est l’acte d’un sujet souverain, qui fait exister par une décision absolue ce qui n’existe pas du tout, quelque chose comme l’équivalent séculier de la création divine ex nihilo. « Institutionnaliser » c’est, tout à l’inverse, se borner à reconnaître après coup quelque chose qui existe déjà depuis longtemps, par exemple sous forme de coutume ou d’habitude.  « Instituer » c’est proprement faire du nouveau non pas à partir de rien, mais toujours à partir de ce qui existe déjà. Ce qui importe c’est d’abord la dimension de l’activité instituante, non les caractéristiques techniques des choses ou des biens. Là est la différence essentielle entre les biens communs et les communs. On devra dire en conséquence que tout commun, au sens de ce qui est institué comme tel, est un bien au sens éthique et politique, mais qu’aucun bien, au sens d’une chose susceptible d’être achetée et vendue, n’est par lui-même commun. Ce qui veut dire qu’un commun n’est un bien qu’à la condition de n’être pas une possession ou une acquisition. Autrement dit, une fois institué, un commun est inaliénable et inappropriable. Il ouvre un  espace à l’intérieur duquel l’usage commun prévaut sur le droit de propriété. Il n’est donc pas une « chose » même quand il est relatif à une chose. Au sens où nous l’entendons un commun est le lien vivant entre une chose, un objet, un lieu, une réalité naturelle (un fleuve, une forêt) ou artificielle (un théâtre, un édifice public ou privé, un service, une entreprise, une place), et l’activité du collectif qui le prend en charge, le préserve, l’entretient et en prend soin. Cette activité n’est pas extérieure au commun, elle en fait partie.

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Si telle est la définition de tout commun, alors un commun, quel qu’il soit, requiert un autogouvernement ou un gouvernement démocratique. L’acte même d’instituer un commun est un acte de démocratie. L’acte de gouverner un commun n’est autre que la continuation de cet acte, il est en quelque sorte l’institution continuée. Il consiste à relancer la dimension de l’instituant en soumettant les règles collectives à une révision critique chaque fois que la situation l’exige. Il ne peut donc procéder que du principe de la démocratie : le gouvernement d’un commun qui ne serait pas démocratique menacerait à court terme l’existence même de ce commun. C’est précisément ce principe que nous appelons le principe du commun, cette fois au singulier. Nous nous référons à l’étymologie latine de ce mot : le commun, ou cum-munus, est la co-obligation qui procède de la co-participation à une même activité. Cette co-obligation ne peut donc procéder du simple fait d’une appartenance. La démocratie est par essence co-participation aux affaires publiques. Le mouvement d’occupation des places (les Indignados et le 15M, le mouvement du parc Gezi, Nuit debout, etc.) a ainsi porté avec une grande énergie une critique antioligarchique de la représentation politique au nom d’une « démocratie réelle ». Le plus remarquable est que cette exigence de démocratie s’est nouée à des revendications écologiques sur la préservation des « communs » (espaces urbains en particulier) contre toute appropriation privée ou étatique. On prend alors  conscience que les communs ne peuvent être institués et gouvernés que par la mise en œuvre du principe du commun, c’est-à-dire de la démocratie. En définitive, il n’y a de démocratie que si prévaut en pratique l’exigence de l’inappropriable.

 

 

 

 

Foucault, Dits et écrits, tome II, p. 1525.

H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault Un parcours philosophique, 1984, p. 313-314.

Ibid., p. 314.

La nouvelle raison du monde, 2010, p. 299-300.

Foucault, Naissance de la biopolitique, p. 152.

Thibault Le Texier, Le maniement des hommes, essai sur la rationalité managériale, La Découverte, 2016, p. 225-244.

L’une des limites du travail de Foucault dans Naissance de la biopolitique (op.cit., p. 247) est de ne pas avoir suffisamment différencié l’entreprise de soi comme type de subjectivation dans le néolibéralisme américain de l’idéalisation de la petite exploitation familiale comme remède à la massification dans l’ordolibéralisme de W. Röpke.

Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 232.

Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 231.

Ibid., p. 154-155.

Cf. Marx, Théories sur la plus-value, Éditions sociales,  1976, p. 538.

Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 238.

Marx, Le Capital, Livre I, puf, p. 682.

Marx, Théories sur la plus-value, tome I, Editions sociales, 1974, p. 322.

Sur ce point, cf. notre article : « Du sujet divisé à la subjectivation capitaliste », Critique n° 800-801, janvier-février 2014, Editions de Minuit, p. 152.

Sur ce point, cf. La nouvelle raison du monde, op. cit., p. 452 et sq.

Titre original : In the Republic of Happiness, 2O12. Traduction française Dans la République du Bonheur, L’Arche éditeur, 2013.

Dante, La divine comédie, Le Paradis, GF Flammarion, p. 25.

Martin Crimp,  Dans la République du Bonheur, op. cit., p. 78.

Friedrich A. Hayek, Essais de philosophie, de science politique et d’économie, 2007, Les Belles Lettres, p. 258.

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