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Le crime d’empoisonnement aux Antilles : peur et violence

 

 

Caroline OUDIN-BASTIDE,

historienne, auteure de : L’effroi et la terreur, esclavage, poison et sorcellerie aux Antilles,

La Découverte, Paris, 2013.

 

 

 

Introduction

La violence que les travailleurs sociaux affrontent est évidemment très différente de celle qui s’exprime au sein du système esclavagiste. L’analyse des situations extrêmes révèle cependant des mécanismes que l’on retrouve dans des situations moins dramatiques. L’étude du crime des accusations de « poisons et maléfices Â» aux Antilles met ainsi clairement au jour un certain nombre de facteurs de la violence. Notons que ces accusations ne sont pas constitutives de l’esclavage. Si quelques-unes sont relevées au 17e siècle, elles ne deviennent un élément prégnant de la société esclavagiste qu’à partir des années 1710-1720. Le phénomène restera vivace jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1848. Après avoir analysé les représentations qui se sont construites dans la société esclavagiste autour de la notion de « crime d’empoisonnement Â», nous montrerons comment elles ont engendré une terrible violence.

 

La nature du crime d’empoisonnement

Le mot « poison Â» recouvre en fait, dans la société coloniale, des réalités diverses :

— L’emploi de « drogues Â» connues des Européens (arsenic, vert-de-gris, sublimé mercuriel, vitriol bleu, verre pilé…) : elles apparaissent en fait dans peu de procès.

— L’usage de toxiques fabriqués par les seuls « nègres Â» à qui les colons attribuent d’ extraordinaires connaissances botaniques importées d’Afrique. Quelques plantes sont nommées (mancenillier, brinvilliers) mais les colons se contentent  généralement  de parler de « substances vénéneuses Â» ou « suspectes Â». S’il est patent que les esclaves et certains libres de couleur fabriquent des remèdes à base de plante (auxquels les maîtres ont d’ailleurs souvent recours), il n’existe aucune preuve de la confection de quantités massives de substances toxiques susceptibles de tuer un grand nombre de bestiaux ou d’êtres humains.  

— L’examen des « poisons Â» saisis par les maîtres  révèle, tant au 18e qu’au 19e siècle, qu’ils sont très souvent composés de rognures d’ongles, cheveux, crin de cheval, crapaud, mais aussi de pain béni de fêtes religieuses, de cierge pascal. On relève également des accusations de fabrication de « poisons Â» à partir de corps exhumés dont la chair et les os sont mis en poudre. Les colons affirment par ailleurs que les poisons fabriqués par les nègres tuent « Ã  terme Â» (c’est-à-dire à la date fixée par l’empoisonneur, parfois très lointaine de celle de leur administration) et qu’ils sont « destinés Â», ce qui signifie qu’ils ne peuvent nuire qu’à ceux qui en sont les cibles. Ces poisons sont souvent enterrés dans les champs et près des cases ou sont administrés par des piqûres que les victimes humaines disent n’avoir jamais ressenties. On se rend alors compte alors que le « crime d’empoisonnement Â» recouvre en fait bien souvent l’emploi de sortilèges : les instruments du forfait sont d’ailleurs désignés sous les termes de « poisons et maléfices Â» ou « poisons et vénéfices Â» tandis que les « empoisonneurs Â» sont fréquemment qualifiés de « sorciers Â». La peur de l’empoisonnement s’inscrit donc dans un système de croyances en la sorcellerie, partagé par les esclaves et leurs maîtres.   

 

 Les cibles des crimes d’empoisonnement sont d’abord les bestiaux, en second rang les esclaves et enfin, en petit nombre, les maîtres et leur famille. L’idée que cette dernière catégorie ne peut pas être atteinte par les poisons des « nègres Â» est souvent énoncée au 18e siècle et encore présente au 19e : cette idée s’ancre dans la logique de « force Â» — bien décrite par Jeanne Favret-Saada — propre à la sorcellerie.

Les nombres avancés sont souvent effarants : en 1780, 300 esclaves de l’habitation Dubuc (La Trinité, Martinique) seraient morts d’empoisonnement ; en 1827  le président de la cour prévôtale instaurée à la Martinique en 1822 pour juger les empoisonneurs évalue les pertes à 8000 bestiaux, 5000 noirs et 73 blancs. Les colons ne vivent pas tant dans la peur d’être tués que dans celle d’être ruinés par la perte de leur cheptel animal et humain.

 

Selon les représentations coloniales les auteurs des « empoisonnements Â» sont organisés en « secte Â», en « sociétés Â» secrètes dont les adhérents, inscrits dans une hiérarchie rigoureuse, communiquent à l’aide de signes et de mots de reconnaissance. Pour être admis dans la secte, le néophyte est soumis à un rituel d’initiation au cours duquel il doit, selon diverses descriptions, manger des restes humains et s’engager à « empoisonner Â» l’un ou plusieurs de ses proches : on retrouve ici l’idée, présente dans toute l’Afrique de l’ouest dont les esclaves sont généralement originaires, que le sorcier ne peut acquérir ses pouvoirs qu’au prix du sacrifice d’êtres aimés. Ce constat conforte l’idée que les maîtres et les esclaves partagent un même système de croyances.

Les individus accusés d’empoisonnement sont le plus souvent des esclaves mais aussi, en nombre non négligeable, des libres de couleur de droit ou de fait (pour les colons, la propension à l’empoisonnement n’est pas due au statut mais à la nature du « nègre Â»). Ce sont, tant au 18e qu’au 19e siècle, majoritairement des hommes. Ils appartiennent souvent, selon les maîtres qui affirment fréquemment les avoir « comblés de bienfaits Â», aux catégories privilégiées de la masse servile (domestiques, commandeurs, raffineurs etc.).

 

Le crime d’empoisonnement possède en fin de compte diverses caractéristiques qui le rendent particulièrement apte à susciter la peur la plus extrême. Insidieux et secret –  il est très difficile d’établir le corps du délit et à plus forte raison d’en découvrir le coupable –, nécessairement prémédité puisqu’il suppose la mise en action de moyens complexes (poisons et/ou maléfices), il renvoie à une pluralité d’acteurs organisés dans une association scélérate dont les chefs sont souvent pensés comme extérieurs à l’espace relativement clos de la plantation. C’est, par ailleurs, un crime contre-nature : en n’hésitant pas à sacrifier les êtres avec lesquels il entretient les relations affectives les plus étroites, le sorcier-empoisonneur nègre met en lumière son inhumanité.

A ce crime atroce, le maître se doit de répondre par la terreur qui suppose un usage effréné de la violence. Que le danger perçu par les colons ait été véritable ou imaginaire, il est certain qu’ils le considérèrent comme réel : il fut alors, réel dans ses conséquences.

 

La répression du crime d’empoisonnement

Les moyens utilisés par les maîtres pour découvrir les coupables sont multiples :

 â€” dénonciation par la « voix publique Â» (par des planteurs amis et voisins mais aussi, bien souvent, par les membres de l’ Â« atelier Â», c’est-à-dire par l’ensemble des esclaves travaillant sur l’habitation) ;

— utilisation de moyens de contre-sorcellerie (clé ou tamis que l’on fait tourner jusqu’à ce qu’il s’arrête devant le criminel ; cÅ“ur d’un animal empoisonné percé d’aiguilles ou de clous jusqu’à ce que l’empoisonneur soit pris de convulsions ; ordalie à l’aide de plantes urticantes et enfin recours à des devins et devineresses) ;

— punitions collectives visant à contraindre les esclaves à dénoncer les coupables qu’ils protègent de leur silence : suppression du « samedi Â» (jour concédé aux esclaves pour cultiver leurs jardins et travailler pour leur propre compte), du repos du dimanche et de la pause de midi, enfermement séparé des hommes et des femmes de l’atelier dans les bâtiments de la sucrerie pendant la nuit ;

— tortures : fouet, enferrement, mise au cachot, supplices divers.

 

Découvert, le coupable se voit livré à la violence du maître ou, lorsque celui-ci y consent ou s’y voit contraint à la violence publique.

  La violence propre à la société esclavagiste est celle qui est exercée au sein des plantations, sur ordre du maître lui-même : c’est une violence privée. Sur ses terres le maître exerce de fait, et non de droit — puisque le Code noir de 1685 et diverses ordonnances postérieures le lui interdisent — un droit de mort sur l’esclave. Au 18e siècle, les présumés coupables sont exécutés dans de terribles souffrances devant tout l’atelier. Au 19e siècle, des peines plus obscures succèdent à ces éclatants supplices : les condamnés sont enferrés et mis au cachot jusqu’à ce que mort s’ensuive. 

Durant toute la période esclavagiste les propriétaires d’esclaves considérèrent que la « justice ordinaire Â» publique (jugements par les tribunaux de première instance puis en appel par la cour souveraine jusqu’à la création des cours d’assises en 1828) n’était pas capable, dans la mesure où elle reposait sur un système complexe de preuves, de lutter contre le fléau des « poisons et maléfices Â». Dès le 18e siècle ils demandèrent et obtinrent à diverses reprises la création de juridictions d’exception.

Dans la seconde moitié du 18e siècle diverses commissions extraordinaires sont organisées par la cour souveraine composée de magistrats-grands planteurs (1752 : commission envoyée au quartier du Robert à la Martinique ; 1780 : jugement des présumés empoisonneurs de l’habitation Dubuc à La Trinité ; 1767 : commission spéciale chargée de juger une quarantaine d’esclaves attachés à des habitations de Capesterre, Goyave et Sainte-Marie à la Guadeloupe). Les commissions instruisent l’affaire sur les lieux des crimes présumés, les condamnés ne pouvant faire appel.

Ceux qui sont condamnés à mort — par la justice ordinaire ou par la voie des commissions — subissent, à l’instar des empoisonneurs en France, le supplice du bûcher, précédé du rituel de l’amende honorable et de l’amputation de l’une ou des deux mains si l’accusation porte sur le meurtre du maître ou de la maîtresse, le crime étant alors assimilé à un parricide. Si le nombre d’exécutions d’empoisonneurs fut certainement, au regard du nombre d’habitants, beaucoup plus élevé aux Antilles qu’en France, si la proportion de suppliciés brûlés vifs y fut très probablement plus forte, les peines prononcées par les cours souveraines des îles d’Amérique ne se différencient pas de façon flagrante, au bout du compte, de celles infligées à la même époque par les parlements métropolitains.

La situation est tout autre au19e siècle. 

La fin du 18e et le début du 19e sont marqués, en Europe et aux Etats-Unis, par le progressif effacement des supplices qui avaient d’ailleurs diminué en nombre, sinon en intensité, tout au long du siècle des Lumières. « Tout condamné à mort aura la tête tranchée Â» ordonne l’article 3 du Code pénal de 1791, renouvelé par l’article 12 de celui de 1810 : effectué par le moyen de la guillotine, le supplice se veut rapide et indolore.

Restées sous l’empire des anciennes ordonnances, les îles d’Amérique ignorent cette évolution. Des tribunaux ambulants sont institués à la Martinique. Le Tribunal spécial (1803-1815?) prononça, selon un courrier du gouverneur de la Martinique en 1822, 127 peines capitales. Tous les condamnés furent exécutés par le feu, dans certains cas au cours de véritables autodafés (seize à dix-huit esclaves sont brûlés vifs sur l’habitation Eyma au Lamentin ; à Basse-Pointe dix-neuf sont attachés à un bûcher par une chaîne de fer). Entre 1822 et 1827, un nouveau tribunal extraordinaire, la cour prévôtale, ordonne la mise à mort de 108 empoisonneurs : ils meurent la tête tranchée sur le billot, le gouverneur de la Martinique ayant jugé que le bûcher a « quelque chose de cruel Â» qui répugne aux mÅ“urs et à la civilisation de l’époque. Ayant accepté à contrecÅ“ur de renoncer à l’ancien supplice, les colons refusèrent l’emploi de la guillotine : à défaut du bûcher, la vue des têtes hachées sur le billot, et de l’amputation de la main droite lorsque le condamné était convaincu d’avoir empoisonné son maître, n’était pas pour déplaire à l’opinion coloniale. Pour reprendre la terminologie employée par Michel Foucault, l’ Â« Ã©clat des supplices Â» perdura donc aux Antilles jusqu’en 1827.

Effectué publiquement, le supplice, écrit Michel Foucault, « rend sensible à tous, sur le corps du criminel, la présence déchaînée du souverain[1]». Tel n’est pas le sens des peines infligées dans les îles françaises aux esclaves condamnés pour empoisonnement : le supplice, infligé au corps de l’empoisonneur devant l’ensemble des esclaves du lieu, rend sensible à tous la présence déchaînée du maître et non celle du souverain.

Les juridictions d’exception — en particulier le Tribunal spécial et la cour prévôtale — établissent en fait une véritable confusion des pouvoirs : avec l’aide de la magistrature de la colonie, l’administration locale démet la justice ordinaire, en ce qui concerne le crime d’empoisonnement, de ses compétences d’attribution au profit de pseudo-juges qui sont en fait des représentants des maîtres, ce dispositif étant, pour un temps, accepté par le pouvoir central. En bref l’administration admet implicitement, tout en préservant la fiction d’un pouvoir judiciaire indépendant des maîtres, que ceux-ci sont au bout du compte les seuls véritables juges légitimes des esclaves, leurs seuls « juges naturels Â».

La justice publique comme la justice privée apparaissent alors comme des moyens de répondre par la terreur à l’effroi que suscitent les « poisons et maléfices Â»  supposément employés par les « nègres Â».

En 1827 le gouvernement central ordonne, contre la volonté d’un grand nombre de colons, la suppression de la cour prévôtale de la Martinique. A partir de 1828 les individus accusés d’ Â« empoisonnement Â» sont envoyés devant les cours d’assises qui, faute de preuves, ne prononceront, jusqu’en 1848, que trois condamnations à mort sur ce chef d’accusation. Plus que jamais convaincus de l’inefficacité de la justice ordinaire, les colons vont alors utiliser, outre la violence privée, l’article 76 de l’ordonnance du 9 février 1827 qui autorise les gouverneurs des colonies à prononcer l’expulsion des esclaves jugés « dangereux Â» pour réprimer l’emploi présumé des « poisons et maléfices Â». Entre 1827 et 1843, 310 esclaves sont ainsi « expulsés Â», pour la plupart vers l’île de Porto-Rico où ils sont vendus à des propriétaires du lieu.  

 

Conclusion

La hantise du « crime d’empoisonnement Â» est l’un des symptômes de la peur plus générale que les esclaves inspirent à leurs maîtres qui les considèrent comme des « ennemis naturels Â». Elle engendre et justifie la violence extrême du système esclavagiste : mauvais par nature, le « nègre Â» ne peut être contrôlé que par la terreur.

La fonctionnalité de la répression contre les « poisons et maléfices Â» va cependant plus loin. Les planteurs expliquent la surmortalité qui frappe le bétail et les esclaves par le crime d’empoisonnement, refusant de reconnaître l’existence d’épizooties et d’épidémies et, bien évidemment les effets de la malnutrition et des mauvais traitements sur leur cheptel humaines : en imputant aux empoisonneurs cette surmortalité, ils se déresponsabilisent en tant qu’exploitants agricoles et se déculpabilisent en tant qu’hommes.

Ces accusations, et la répression qu’elles provoquent, semblent d’ailleurs jouer un rôle régulateur dans la masse servile. Dans la mesure où les « empoisonneurs Â» appartiennent souvent aux catégories distinguées par le maître, on peut penser que les membres de l’atelier qui les incriminent utilisent la peur des poisons et maléfices pour se débarrasser d’éléments indésirables. Les accusations peuvent alors être suscitées par le désir de vengeance contre des individus qui relaient avec trop de zèle le pouvoir du maître mais également par la « jalousie Â» à l’égard de ceux qui jouissent de fait d’un statut supérieur à celui des autres esclaves. Dans les deux cas, l’incriminé n’est pas haï parce qu’il est empoisonneur, il est déclaré empoisonneur parce qu’il est haï, le fait qu’il se targue de posséder des pouvoirs sorciers venant éventuellement étayer l’accusation. Ces imputations permettent d’ailleurs certainement aux esclaves de libérer l’agressivité qu’ils éprouvent à l’égard du maître et/ou des cadres de l’habitation en la transférant sur des individus en qui ceux-ci ont placé leur confiance, voire leur affection.

 

 

 

[1] Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 60.

 

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